Vie et mort de la cravate

Elle sont là alignées, suspendues à un fil, tristement avachies comme des oreilles de cocker. Elles n’ont aucune certitude de retrouver vie un jour ou l’autre. Il s’en faudrait de peu pour qu’à la faveur d’un incident quelconque – déménagement, nettoyage de printemps, scène de ménage – elles disparaissent à tout jamais. Parce que la plupart d’entre elles n’ont même pas droit à une seconde vie. Et pourtant ces cravates ont toutes eu leurs heures de gloire. Elles ont fièrement plastronné sur la poitrine de leur propriétaire. Discrètes ou arrogantes, elles disaient toujours quelque chose sur celui qui la portait. Elles pouvaient devenir un signe distinctif. On se souviendra de la (trop) longue cravate rouge de Donald Trump comme on se souvient de la cravate à pois de Gilbert Bécaud.
Elle n’a certes pas complètement disparu, mais au fil du temps, il faut reconnaître que la cravate a perdu de sa superbe. Les jeunes loups de la high-tech américaine ignorent son existence et se présentent tranquillement devant leurs actionnaires en jean et polo. Si on la voit encore dans les ministères, les banques et certaines administrations, l’époque où son port était obligatoire est révolu. Pendant longtemps, l’entrée aux salons privés du casino de Monte-Carlo était interdite aux hommes qui ne la portaient pas. S’il le fallait, le casino prêtait l’accessoire indispensable à l’imprudent ou l’insouciant dont la chemise était ouverte. Il n’y a plus, aujourd’hui, de cravates de secours à l’entrée des salles de jeux.

Étonnant comment ce petit bout de tissu en provenance de Croatie (le mot cravate viendrait de croate) adopté par la France depuis le 17e siècle a pu se prêter à autant de variations. Plutôt courte ou plutôt longue, large ou étroite, unie, à rayures ou à motifs : chaque année, la cravate n’était ni tout-à-fait la même ni tout-à-fait une autre. Des cravates très larges accompagnaient les cols en pelle-à-tarte et les pantalons en pattes d’eph. Un ruban de cuir noir voulait donner le genre mauvais garçon. Ce fut un thème d’exploration psychanalytique : la cravate n’est-elle pas un substitut phallique ? Cadeau idéal pour la fête des pères, elle pouvait s’encanailler. Dans les années 1980, les cadres n’avaient aucune honte à porter des motifs représentant Mickey, Donald ou Snoopy. Plus triviales encore étaient celles sur lesquelles on reconnaissait Les Iris de Van Gogh ou La Naissance de Vénus de Botticelli.

Et le nœud ! Qui dira tout ce que signifie un nœud de cravate ? Apprendre à nouer une cravate était un rite initiatique pour les jeunes gens, qui n’y parvenaient pas toujours. Les codes de l’élégance n’étaient pas donnés à tout le monde. Car le nœud ne doit pas être parfaitement symétrique. Il faut qu’il penche d’un côté mais pas trop. Suprême raffinement, il convient de laisser en son centre un petit creux, une sorte de fossette («goutte d’eau» est le terme consacré). Seuls les ignorants jugeront que le nœud n’est pas parfait.

En 1827, le baron Émile de l’Empesé (derrière lequel se cachait Honoré de Balzac) avait publié «L’Art de mettre sa cravate de toutes les manières connues et usitées en seize leçons». Sur la couverture, on pouvait lire une «pensée jusqu’alors inédite» {sic} : «L’art de mettre sa cravate est à l’homme du monde ce que l’art de donner un dîner est à l’homme d’État». Dans son « Code de la Toilette », publié un an plus tard, cette fois sous son vrai nom, Balzac préconise que la garde-robe d’un jeune homme «comme il faut» doit comporter «trois douzaines de cravates, dont une douzaine de fantaisie».

Deux siècles plus tard, personne ne demanderait à un jeune homme bien-sous-tous-rapports combien de cravates se trouvent dans son dressing. À tort ou à raison, aux yeux d’une génération qui se veut décomplexée, cet élément longtemps incontournable du vêtement masculin est devenu synonyme d’une contrainte désuète. Son côté conventionnel ne peut plaire au bourgeois qui se revendique, en même temps, bohème. Décontraction vestimentaire obligatoire. Même dans ce domaine, Apollinaire s’était montré visionnaire : «La cravate douloureuse que tu portes et qui t’orne ô civilisé ôte-la si tu veux bien respirer» peut-on lire dans le calligramme «La cravate et la montre» publié une première fois en juillet 1914 dans Les Soirées de Paris. Depuis 2017, les députés de l’Assemblée nationale ne sont plus tenus de la porter, tandis qu’à la Commission Européenne, son usage est depuis longtemps «aléatoire». Seul le Sénat fait de la résistance. Sic transit gloria croaticae.

Mais attention : une convention peut en cacher une autre. Nul n’échappe aux caprices de la mode. Qu’on l’appelle ou non «sneaker», la basket blanche est devenue un nouveau marqueur. Personne ne peut dire si, dans quelques années, le fait de se présenter sans cravate, en jean et tee-shirt, avec ces fameuses baskets blanches aux pieds, ne sera pas considéré comme le comble de la ringardise.

Gérard Goutierre

 

Photos: ©G.Goutierre
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11 réponses à Vie et mort de la cravate

  1. Yves Brocard dit :

    Très bien vu, y compris le dernier paragraphe. Il ne tient qu’aux modistes, aux « trendsetters », appuyés financièrement pas les fabricants, de relancer cet accessoire.
    Mais ce ne sont pas les cravates de notre président et de tous ses ministres, tristement monochromes et trop sages pour exprimer quoi que ce soit, qui y aideront.

  2. Yves Brocard dit :

    Vous auriez pu aussi titrer « Vie et agonie de la cravate », car elle n’est pas encore tout à fait morte…

  3. Jacques Ibanès dit :

    Merci pour cette belle évocation d’un ornement qui n’est d’ailleurs pas exclusivement réservé aux hommes. Qui sait si la femme n’est pas l’avenir de la cravate? Je vous suggère un second épisode : le noeud papillon…

  4. philippe person dit :

    Cher Gérard,
    l »ère de la cravate n’est vraiment pas morte, hélas… Pensez à ces cadres sénégalais obligés de la porter par des températures que nous allons bientôt connaître…
    Passer un oral à Sciences-Po Paris sans cravate (comme je le fis) au temps de René Rémond ça m’a valu un 3 sur 20 à l’oral. L’année suivante, avec une belle cravate achetée par ma maman et nouée par un des seuls non prolétaires de ma famille, et guère plus de choses à dire, j’ai eu un 15.
    Et ce brave François Ruffin, élu député par des sans-cravates picards, que ses collègues députés ont mis à l’amende parce qu’il n’en portait pas…
    Si la cravate régresse, c’est parce que les guichetiers des banques et autres sont devenus des automates.
    Autrement le conformisme règne encore pour longtemps. La cravate reste une arme de destruction massive contre la classe ouvrière…

  5. Christian Olivier dit :

    Il me semble me souvenir qu’il fallait aussi une cravate pour entrer à l’Opéra Garnier, même pour le paradis. Jusqu' »à quelle date ?

  6. Capelle dit :

    Chapeau.

  7. Yves Brocard dit :

    Je défend un peu la cravate car « à mon époque » (années 80 et après) le seul moyen pour un cadre en entreprise de se distinguer un peu, de rigoler, de faire voir ses couleurs, ses domaines d’intérêt, était la cravate. Le costume et la chemise (blanche, voir bleu clair) étaient de rigueur. Chaussures noires lacées, les mocassins étaient seulement tolérés. Au début des années 2000, j’ai vu les consultants et consultantes, les banquiers, défiler dans l’entreprise pour l’évaluer, en vue de la racheter. C’était l’ère glorieuse des fonds d’investissements et LBO (achats par effet de levier), qui pris fin du jour au lendemain en 2017, avec la crise des sub-prime. Ces gens venaient (hommes et femmes) avec un costume sombre (noir ou bleu nuit), chemise blanche, sans cravate. Le seul accessoire permissif étaient, pour les hommes, les boutons de manchettes, qui rivalisaient en originalité. Pour les dames, c’était un chemisier un peu coloré. Quand ils arrivaient en grand nombres, chargés d’ordinateurs et de dossiers pour occuper la salle du conseil, nous avions l’habitude de dire : « tiens, voilà les croque-morts. »
    Il y eut aussi, venu des Etats-Unis, la mode du « Casual Friday » : le vendredi on pouvait venir habillé de façon décontractée. Ce n’était pas vraiment beau à voir… Dans notre « maison mère » à Los Angeles, c’était devenu un concours des vêtements décontractés venant des marques les plus coûteuses : Guess, Hugo Boss, Ralf Loren, etc. Ils sont revenus en arrière : costume, toutefois sans cravate le vendredi seulement.

    • philippe person dit :

      Je vois que vous n’avez pas jugé bon de commenter ma remarque de « prolétaire » pour qui la cravate a toujours été le signe distinctif d’une bourgeoisie conformiste.
      J’expliquai dans mon commentaire que je ne savais pas faire le noeud et qu’autour de moi, c’était pareil…
      Votre indifférence à mes propos prouvent que la cravate était bel et bien un instrument de différenciation de classe. Que vos vautours l’aient compris pour faire des charrettes de cadres me paraît donc d’une grande logique : ils vous signalaient que votre temps social était compté… N’était-ce pas mérité ?
      (Relire la Distinction de Bourdieu)

  8. Isabelle Fauvel dit :

    Merci, Gérard, pour ce beau billet. Qu’il est loin le temps où je passais des heures à choisir une cravate pour la fête des pères…

  9. Claude Debon dit :

    Mon mari, Robert Florkin, Empereur de l’Empire Impérial, continue contre vents et marées à porter la cravate. Pas n’importe laquelle: une cravate où figure au moins esquissée une gidouille. Je lui en ai offert une quantité appréciable. Tradition ou Antitradition?

  10. Nadine dit :

    Super idée cet article sur la cravate qui nous laisse un brin nostalgiques …attendons que les femmes s’en emparent et elle risque de renaître de toute autre façon …

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