Écrivain multiforme, aussi inclassable qu’imprévisible, Ramón Gómez de la Serna, pur Madrilène né en 1888, fut l’ami de Valery Larbaud qui voyait en lui l’un des meilleurs écrivains de son temps, au même titre que Joyce et Proust. Célèbre en Espagne, réputé en Europe où on le considérait comme un pionnier de l’avant-garde, il devint peu à peu oublié en France jusqu’à la parution toute récente de son autobiographie: « Automoribundia 1888-1948 ». Ce pavé de plus de mille pages (ci-contre), d’un intérêt qui ne faiblit pas, lui permet de sortir du purgatoire avec les honneurs du torero Caracho (1) qui quitterait les arènes de Madrid par la Puerta Grande. Dans les premières décennies du XXe siècle, Gómez de la Serna fut l’un des premiers en Espagne à vivre de sa plume : sa signature se retrouve dans un nombre impressionnant de journaux de diverses tendances.
Parallèlement, il commence une œuvre littéraire qui sera abondante, puisqu’il abordera à peu près tous les genres, ne cessant jamais ses activités de journaliste. En 1917, un critique de l’ABC parle d’un «cas des plus intéressants de la vie littéraire actuelle». C’est à cette époque qu’il anime des tertulias (réunions littéraires) au cœur de la capitale. Artistes et intellectuels se pressent au café El Pombo, à deux pas de la Puerta del Sol. Ces réunions dont il est le grand ordonnateur sont vives, animées, joyeuses. Il s’agit parfois de véritables happenings avant la lettre. Un courriériste d’El Sol note : «Quand il sort sa montre pour regarder l’heure, il ne la voit pas parce qu’il la lance d’abord en l’air, la rattrape puis la relance et il en fait autant avec sa canne…». Il aime aussi se parer d’un monocle sans verre. C’est la mode des banquets. L’un d’eux sera servi en l’honneur de l’écrivain «Monsieur Personne» qui se verra remettre la «Croix du Mérite inconnu».
Pour construire son personnage, Gómez de la Serna a adopté son seul prénom, Ramón, inventant ainsi le «ramonisme». Ramón sera son double, son image dans le miroir, son interlocuteur privilégié. Il est le premier à parler d’un jeune peintre né à Malaga et établi à Paris, Pablo Ruiz Picasso. À la radio, Ramón interviewe… la Vénus de Milo. Il donne des conférences en équilibre instable sur un trapèze, ou juché sur un dos d’éléphant. Un «homme spectacle», comme le qualifiait récemment France-Culture.
La grande affaire de Ramón, ce furent ses « greguerías » auxquelles il s’attela toute sa vie. Par ce néologisme intraduisible (on a proposé «criailleries» ou «brouhaha»), Ramón désignait de courts aphorismes, mélanges de poésie et d’humour, faux proverbes ou sentences inventées, sortes de «précipités littéraires». Ils sont forcément courts, puisqu’ils doivent convenir à «des parachutistes qui voudraient avoir quelque chose à lire pendant leur descente». Trois exemples parmi mille :
«Les chiens nous tirent la langue comme s’ils nous prenaient pour des médecins»
«Le poisson le plus difficile à pêcher est le savon dans l’eau»
«À chaque coup qu’il tire, le canon recule comme effrayé par ce qu’il vient de faire».
De ces petites épigrammes d’inégales valeurs, le poète Enrique Diez-Canedo écrit, en 1918: «Ils vous irriteront aujourd’hui pour vous enchanter demain. En quelques minutes, sans tourner la page, vous trouverez peut-être, après trente lignes qui ne vous disent rien, ce que vous avez vainement cherché dans des centaines de livres».
L’homme se cache finalement assez peu derrière ses écrits, où affleurent souvent la malice et un sens aigu de l’observation. Son autobiographie, ou plutôt selon la traduction littérale, son «Automoribonderie» (bravo à l’éditeur qui a préféré garder le titre espagnol !) pourrait bien être considérée comme son œuvre principale. La lecture en est en tout cas essentielle pour découvrir ce personnage pittoresque ne pouvant appartenir à aucun autre pays qu’à l’Espagne. Gómez de la Serna (auto-caricature ci-contre) ne se reconnaissait comme influence que celle de Goya, et il ne serait pas déplacé de rapprocher son art de celui d’un Salvador Dali, beaucoup plus que de celui d’Apollinaire auquel Delaunay a voulu le comparer.
Dans l’imposante bibliographie qui figure à la fin de l’ouvrage, on aurait pu trouver la préface que l’écrivain espagnol signa pour l’édition de «Il y a» en 1925, recueil d’œuvres inédites ou peu connues d’Apollinaire, «le plus significatif et le plus essentiel des livres posthumes» selon le poète Jean Tortel. Le nom de Ramón Gómez de la Serna apparaît en grand sur la couverture, ce qui témoigne de la renommée dont il jouissait à l’époque. Il ne se contente pas de quelques phrases bien tournées mais se livre à une étude assez approfondie de la vie et l’œuvre du poète qu’il admirait : une quarantaine de pages bien documentées constituant en somme la toute première biographie de Guillaume Apollinaire. Les précisions apportées par le préfacier sont d’autant plus étonnantes que les deux hommes se connaissaient peu, même si la signature de l’écrivain espagnol figure en dessous de celle de Diego Rivera, sur le menu du fameux déjeuner offert à Guillaume Apollinaire, le 31 décembre 1916 au Palais d’Orléans.
Le style d’écriture, la sensibilité poétique des deux hommes ne sont guère comparables, mais ils partagent le même goût pour la découverte, le paradoxe, la nouveauté sous toutes ses formes. À propos de Ramón, Valery Larbaud écrit : «Il a, comme nous tous, le désir, le besoin du changement, de composer sa vie de plusieurs existences, de sentir derrière lui plusieurs passés. À Ramón comme à la plupart d’entre nous, il faut à la fois la solitude et le spectacle de l’activité humaine».
Gérard Goutierre
(1) «El torero Caracho» est le titre d’un roman de Gómez de la Serna
Ramón Gómez de la Serna : « Automoribundia 1888-1948 »
Traduction et postface de Catherine Vasseur
Editions Quai Voltaire (La Table ronde). 34 euros
Vraiment fantastique l’article et l’écrivain, que je connaissais. Merci