Jean de la Croix, poète moderne du désir

Thème ô combien prometteur, le désir sera au centre de l’édition 2021 du Printemps des poètes. Une raison bien suffisante pour évoquer une œuvre poétique ancienne, méconnue et justement marquée par le désir  : celle de Jean de la Croix (1542-1591). L’homme était un mystique du siècle d’or espagnol. Contemporain de Thérèse d’Avila, il en a été à la fois le disciple, le confesseur, et le continuateur de la réforme du Carmel pour sa branche masculine. Sans revenir sur les détails d’une vie d’aventure passionnante et d’une densité spectaculaire -ce qui dépasserait largement le cadre de cet article-, c’est de l’œuvre d’un écrivain singulier dont il s’agit ici.

Les écrits de Jean de la Croix, majoritairement produits au cours des années 1582 à 1584, sont l’expression, en langue espagnole, du désir de la rencontre de l’âme avec Dieu. Quatre œuvres majeures reflètent cette ambition. Elles ont été conçues de manière à permettre une double lecture. Chacune d’entre elle est d’abord un poème, par lequel l’auteur laisse «parler son cœur» et fait une large place à la nature et à la quête de Dieu. Si la poésie de Jean de la Croix est originale, elle s’inscrit aussi dans une filiation, celle des grands textes bibliques (les Psaumes, Le Cantique des cantiques), mais aussi des auteurs espagnols de la première moitié du XVIème siècle (Garcilaso de la Vega, Luis de Leon), ou de traditions plus lointaines, comme la poésie arabe. Les poèmes sont complétés par des commentaires didactiques explicitant, vers après vers, leur signification. Cette prose a autant de valeur sur la forme -celle de la langue classique-, que sur le fond, en ceci qu’elle relève d’une dimension quasi anthropologique et expose une vision de l’être humain et de sa nature profonde. Les deux premières œuvres (au sens de leur ordre logique et non de la chronologie de leur création), La Montée du Mont Carmel et La Nuit obscure, décrivent comment les âmes s’engagent sur le chemin de l’union divine, et comment leur progression exige d’elles l’abandon total des attachements au monde (les « préhensions »).

Le début du parcours vient d’abord d’une initiative de l’âme elle-même, qui souhaite s’élever et comprend que, pour ce faire, il faut se détacher  de tout : c’est la «nuit obscure des sens».

« Pour venir à goûter de tout,
ne veuille avoir goût en rien  ;
pour venir à posséder le tout,
ne veuille posséder quelque chose en rien  ;
pour venir à être le tout,
ne veuille être quelque chose en rien  ;
pour venir à savoir le tout,
ne veuille savoir quelque chose en rien  ;
pour venir à ce que tu ne goûtes,
va par où tu ne goûtes ;
pour venir à ce que tu ne sais,
va par où tu ne sais ;
pour venir à ce que tu ne possèdes,
va par où tu ne possèdes ;
pour unir à ce que tu n’es,
va par où tu n’es. »
(La montée du Mont carmel – Trad. André Bord)

Mais le travail de l’âme seule ne peut suffire. Un moment arrive où c’est Dieu qui agit et la plonge dans une souffrance infinie, que Jean de la Croix appelle «nuit obscure de l’esprit». Dans cette nuit, l’âme perd tout repère et abandonne tout ce à quoi elle a tenu jusque-là.

Le Cantique spirituel et La vive flamme d’amour sont les deux œuvres suivantes. La nuit obscure ayant purgé l’âme de tout ce qui lui restait d’attachements, l’union avec Dieu s’opère, cette fois dans la suavité et non dans la souffrance. Dieu (« L’Époux ») se répand en l’âme (« L’Épouse »), et réciproquement, dans une relation d’amour symbolisée par la flamme, une flamme vivante qui se consume elle-même, mais sans détruire ce qu’elle touche, au contraire.

« Oh vive flamme d’amour,
qui tendrement blesses
de mon âme dans le centre le plus profond
puisque désormais tu n’es plus cruelle,
achève maintenant tu veux,
brise la toile de cette douce rencontre. »
(La vive flamme d’amour – Trad. André Bord)

On notera que chez Jean de la Croix, le désir n’est jamais abordé de manière abstraite. Il s’incarne au contraire souvent dans un verbe marqué par l’érotisme de l’amour humain, s’inspirant en cela du « Cantique des cantiques ».

« L’épouse a pénétré
dans le jardin du charmeur désiré,
et délicieusement elle repose
le cou appuyé
sur le doux bras de l’Aimé.
[…]
Quand tu me regardais
leur grâce en moi tes yeux imprimaient  ;
pour cela tu me chérissais,
et en cela les miens méritaient
d’adorer ce qu’en toi ils voyaient. »
(Cantique spirituel – Trad. André Bord)

On peut s’interroger sur les raisons de la modernité de Jean de la Croix et sur l’engouement dont il fait l’objet aujourd’hui. Une explication est que son message constitue un antidote à deux de nos maux principaux. D’une part, les êtres humains sont totalement engloutis par la technologie et par l’information. Ce déferlement, cette aliénation des corps et des cerveaux, place chacun dans un état de sidération et d’annihilation de la sensibilité. À l’effet physiologique de la lumière bleue des écrans s’ajoute la saturation cognitive et psychique. D’autre part, la nature est chaque jour un peu plus abîmée par les effets des «préhensions» de l’homme sur le monde, et, au premier chef, de l’attachement pour les biens matériels.

Face à ces dérives, la poésie de Jean de la Croix paraît, cinq siècles après sa formulation, d’une immense fraîcheur. Elle incite chacun à se recentrer sur l’essentiel et à reprendre le contact avec la dimension la plus profonde de lui-même. Elle nous invite aussi à renouer avec notre sensibilité et à vibrer avec la nature.

« Oiseaux légers,
lions, cerfs, daims bondissants
monts, vallées, rivages,
ondes, souffles, ardeurs,
et crainte des nuits d’insomnies
par les lyres charmeuses
et le chant des sirènes, je vous conjure
que cessent vos colères
et ne touchez pas au mur,
pour que l’épouse dorme plus sûrement. »
(Cantique spirituel – Trad. André Bord)

L’œuvre de Jean de la Croix, par son ampleur, la subtilité de sa poésie, la profondeur de ses commentaires, est un sommet de la littérature. Elle est aussi plus que cela, car l’auteur, aussi grand que modeste, n’ambitionnait pas de produire une œuvre littéraire mais un guide à l’usage des âmes désireuses de s’unir à Dieu. Sa vision de l’homme -qui dépasse largement le cadre du catholicisme-, la manière dont il s’y prend pour l’exprimer, ont résisté au temps et à la critique philosophique contemporaine de la pensée classique. L’année 2026, sera marquée par la commémoration des trois cents ans de la canonisation de Jean de la Croix et les cent ans de sa reconnaissance en tant que Docteur de l’Église. Il y a fort à parier que sa poésie fera alors l’objet d’une célébration universelle.

David Clair

Source image montée du Mt Carmel: Wikipedia
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4 réponses à Jean de la Croix, poète moderne du désir

  1. philippe person dit :

    Bravo David pour cet article qui m’ouvre un champ totalement inconnu.
    Je me trompe peut-être mais je crois qu’il s’agit pour vous d’une première parmi nous.
    Un grand merci pour venir partager votre érudition. Et j’espère à très bientôt pour d’autres articles aussi intéressants et nous permettant de découvrir un espace intellectuel qui nous était, je le répète, inconnu

    • David Clair dit :

      Bonjour Philippe,
      Merci pour votre commentaire et pour votre accueil parmi les contributeurs des Soirées de Paris.
      C’est toujours un plaisir de découvrir au fil des articles de la revue des sujets originaux et traités avec style.
      J’ai d’autres articles en préparation.
      Bien à vous

  2. Xavier FOS dit :

    David, l’écriture est toujours une manière de dire autre chose de soi, de ses centres d’intérêt, de sa curiosité, de sa sensibilité. L’article sur Jean de la Croix que vous signez dévoile l’essentiel sur le comptemporain de Thérèse d’Avila; vous l’avez saisi.
    On attend la suite avec impatience !

    • David Clair dit :

      Merci Xavier,
      Il est étonnant de voir combien la modernité de certains auteurs peut mettre parfois des centaines d’années avant d’apparaître. C’est le cas de Jean de la Croix. Un peu comme si le temps accouchait d’une forme de vérité.

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