Dans l’un de ses tout premiers numéros en juillet 1914, L’hérault, hebdomadaire littéraire, agricole et commercial, faisait état de l’apparition d’un jeune poète parisien dont le nom choisi par lui était Arthur Cravan. « Arthur » pour Rimbaud et « Cravan » en allusion au lieu de naissance d’une amoureuse du moment. Son vrai nom a au fond, peu d’importance. Pour qu’un hebdomadaire « littéraire et agricole » s’intéressât au sujet, il fallait bien, si loin de Paris, en arriver à la conclusion que le poète « aux cheveux les plus courts du monde » avait déjà acquis une bonne notoriété. Celle qu’il cherchait à acquérir en sus de son talent, par son insolence rafraîchissante. Cet écho inattendu d’Arthur Cravan (1887-1918) est contenu dans un nouveau livre qui vient de sortir à son propos. L’originalité de l’ouvrage est que Rémy Ricordeau, comme un grand caviste champenois, a procédé par assemblages en additionnant pêle-mêle des articles de presse, des lettres d’amour, une présentation des « Prosopoèmes » par André Breton, ou encore une postface signée par l’essayiste Annie Le Brun. Un excellent cru littéraire, complexe, charpenté et long en bouche, parmi tous les titres déjà parus autour de celui qui disait avec une étonnante prémonition, « dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes et on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme ».
Plus tard, c’est à dire après s’être employé à Paris, à dynamiter tout ce que la ville comprenait d’artistes modernes comme Apollinaire ou les époux Delaunay, après aussi avoir défié sans succès le champion de boxe Jack Johnson à Barcelone, Arthur Cravan, l’un des plus grands poètes du monde par sa taille et aussi par ses écrits, part pour New York en 1917 à l’invitation de Francis Picabia et de Marcel Duchamp. Il s’y fera connaître, reconnaître, et là aussi, suscitera des réactions de presse que le livre de Rémy Ricordeau sélectionne avec pertinence. On peut donc y lire un article plein d’humour publié dans The Sun, daté du 20 avril de cette année-là et lié à une conférence qu’avait donnée Cravan à l’exposition des artistes indépendants, motif de son déplacement. « Il semblait être l’incarnation même de l’indépendance de la poésie, écrit le journal tout en indiquant que le public, évidemment cultivé, exprima son contentement par un soupir d’approbation ». Cependant que l’assistance attendait l’esclandre qui était un peu la marque de fabrique de Cravan et qui évidemment se produisit. The Sun raconte que « tout à coup Monsieur Cravan, tout en accentuant son dandinement, vint brutalement porter un redoutable coup à l’art en frappant le pupitre avec une telle indépendance dans l’expression que tout Lexington Avenue en fut ébranlée ». On savait s’amuser aussi bien qu’à Paris, du moins jusqu’en 2019.
Cravan était un bon poète. Dans la revue Maintenant qu’il auto-éditait, n’avait-il pas rédigé ces lignes aussi belles qu’un groupe de nuages glissant sur l’horizon de la vie: « Les saisons tourneront dans leur cours embaumé/ Solaire ou dévasté vous vous parfumerez/ À leur passage tiède et vous ne saurez dire /Si vous avez souffert de jouir ou sentir. » On pourrait tout pardonner à un homme qui écrivait ainsi.
Ses lettres d’amour à Renée Boucher, Sophie Treadwell et Mina Loy, valent également par les quelques perles qui s’y trouvent. Ainsi s’adressait-il à Mina depuis Toms River, le vendredi 20 juillet 1917: « je suis encore un peu assommé et je ne comprends pas bien si je suis tombé d’une étoile ou d’une branche. Dans ma nouvelle orbe je me sens comme un oignon dans un bocal. » Il l’aimait vraiment beaucoup au point de conclure un jour une missive postée à Mexico: « Envoie une boucle de tes cheveux ou plutôt viens avec tous tes cheveux ». Elle aussi s’était passionnée pour cet homme disparu en mer au large de Salina Cruz en novembre 1918. Dix ans plus tard, The little review avait demandé à Mina Loy ce qu’elle avait préféré et détesté dans sa vie. Celle-ci répondit: « Les plus heureux, tous ceux passés avec Cravan et les pires, tous les autres. »
Il faut dire qu’il lui avait offert l’aventure, (y compris la pauvreté au point d’être obligée de voler pour se nourrir) et surtout une poésie portée, incarnée bien plus qu’écrite. Celle qui lui faisait dire avec puissance, style et panache: « J’ai vingt pays dans ma mémoire et je traîne en mon âme les couleurs de cent villes », et puis: « si toutes les locomotives du monde se mettaient à siffler ensemble, elles ne pourraient pas exprimer ma détresse. » Cravan se démarquait au point de prévenir tout concurrent potentiel qui se présenterait qu’il lui cracherait à la gueule. Il respectait si peu de choses que les réseaux de ce siècle l’aurait vite pendu.
Ce nouvel opus sur « Arthur Cravan, la terreur des fauves » se distingue des autres par sa collecte de documents et lettres parfois inédits. L’auteur s’efface derrière son sujet au point que le souffle toujours présent de Cravan aide à tourner les pages sans ennui aucun. Il est ici question d’un texte d’une « brûlante inactualité » et rien que pour la formule, il n’y pas de temps à perdre.
PHB
« Arthur Cravan, la terreur des fauves ». Rémy Ricordeau, éditions L’échappée. 18 euros
Arthur Cravan était le neveu par alliance d’Oscar Wilde…
Sait-on s’ils se sont rencontrés ?
Je me souviens aussi d’un roman de Tony Cartano, « Le Bel Arturo » consacré à Cravan…
Par ailleurs, j’ai vu des documentaires assez formidables de Rémy Ricordeau. Il a travaillé notamment sur Benjamin Péret et Francis Picabia…
Dans un article de « Maintenant » intitulé « Oscar Wilde est vivant », il raconte l’avoir rencontré en 1912 ou 1913. Or celui-ci était mort depuis plus d’une dizaine d’années déjà… Je me souviens que l’article était assez cocasse.
J’ai entendu parler du documentaire de cet auteur sur Benjamin Péret dont on m’a également dit qu’il est formidable, mais je n’ai malheureusement pas eu l’occasion de le voir. Je crois qu’il est édité en DVD.
Belle couverture pour un rappel bienvenu de l’oeuvre inachevée de cet insurgé des lettres qui était visionnaire: dans la rue on ne voit en effet plus que des « artistes » et on a toutes les peines du monde à y découvrir un homme.