Implacable chronologie. Le secret a été bien gardé. Le 4 janvier dernier, Le Monde dévoile le livre que le Seuil publiera trois jours plus tard, «La familia grande», signé Camille Kouchner. Dans des extraits percutants, l’auteure accuse son beau-père, Olivier Duhamel, d’avoir abusé sexuellement de son frère jumeau dans les années 1990. Soit trente ans plus tôt. Ce même lundi, le célèbre constitutionaliste de 70 ans, professeur émérite à Sciences Po, fondateur de la revue Pouvoirs en 1977, président du club très fermé Le Siècle depuis janvier 2020, homme de télévision et de radio, homme de réseaux germanopratins et de pouvoir, publie ce communiqué : «Étant l’objet d’attaques personnelles, et désireux de préserver les institutions dans lesquelles je travaille, j’y mets fin à mes fonctions.»
Sollicité par Le Monde, il répondra : «Je n’ai rien à dire là-dessus» … Là-dessus… Depuis, il ne s’est toujours pas exprimé. Déboulonnage immédiat. Encore un: voir mon article du 14 janvier 2021 sur «Le Consentement» de Vanessa Springora.
La plume de Camille Kouchner est acérée, dénonciatrice, blessée, tendre aussi, quand elle évoque son adoration pour sa mère, dans sa petite enfance. Evelyne Pisier n’est pas une mère ordinaire mais «une des premières femmes agrégées de science politique et de droit public», brillantissime donc, soixante-huitarde convaincue : «La liberté, les femmes, le couple, l’infidélité joyeuse, la modernité intelligente. Petite, j’étais bercée par ces histoires.»
Des mots qu’il faut prendre à la lettre, car la petite fille n’a pas intérêt à décevoir cette mère qui lui explique : «Tu comprends, j’ai fait l’amour à l’âge de 12 ans. Faire l’amour c’est la liberté. Et toi, qu’est-ce que tu attends ?». «Très impressionnée» par ces paroles, la petite Camille de 11 ans.
Elle en vient à ce fameux «voyage fondateur» à Cuba, vers 1964. Avec sa sœur cadette Marie-France Pisier, sa sœur inséparable, la future actrice, les deux filles partent à 20 ans sur les terres cubaines, où elles rencontrent le «beau et très séducteur» Bernard Kouchner, chef de l’Union des étudiants communistes. Mais Evelyne va entamer une liaison avec le lider maximo, et n’épousera Bernard Kouchner qu’en 1970. Colin, le frère aîné, nait en 1970, Camille et son jumeau appelé Victor dans le livre, en 1975.
Sa mère quittera son père quelque quinze ans plus tard, exaspérée, dira-t-elle, par les constantes absences du French doctor.
Camille n’est pas tendre pour lui : «Lorsque Evelyne l’a quitté, mon père a très vite tout reconstruit. Nouvelle femme, nouveau rôle. Nouvelle vie, bien plus bourgeoise. Les courbettes, bientôt les ministères.»
Ensuite, page 53, nouvelle apparition dans le livre et dans la vie de Camille et Victor :
«Du côté de ma mère, nouvelle vie aussi. Mitterrand vient d’être élu. Elle nous présente l’homme qu’elle aime, depuis un moment sûrement. Dix ans de moins qu’elle. Tous les deux professeurs de droit public ; bientôt dans la même université. Leur connivence intellectuelle, la tendresse infinie de son regard sur elle, et surtout son envie de nous, comme un fou. Mon cœur est immédiatement emporté. »
Le mariage aura lieu en 1987, le beau-père tiendra le rôle du père dont elle a tant besoin, un beau-père père fascinant, séducteur et dominateur, régnant sur «la familia grande», comme il l’appelle (en italien, on dirait «la grande famiglia»).
Chaque année, quelques mois à l’avance, Olivier Duhamel établit un planning de l’été à La Plaine du Roi, la propriété familiale somptueuse située près de Sanary-sur-Mer, qui éblouit Camille : «Sanary, l’odeur, le silence, la lumière. Sanary, les oliviers, les murets en pierre, la couleur ocre de la terre. Les cigales et la mer. Sanary, ma respiration.»
Une maison pour les enfants, une pour les adultes, une piscine.
Une «familia grande» avec d’innombrables invités qui se succèdent, dont Marie-France qui vient d’épouser le cousin germain du mari sa sœur.
Liberté totale : «À Sanary, certains des parents et enfants s’embrassent sur la bouche. Mon beau-père chauffe les femmes de ses copains. Les copains draguent les nounous. Les jeunes sont offerts aux femmes plus âgées».
À Sanary, un été, de soir en soir, Camille entend les pas de son beau-père dans le couloir. Il entre dans la chambre de son frère jumeau. Quand il en sort, il vient voir «sa Camouche». «Pour enraciner le silence», écrit-elle. Pour en faire sa complice. Ni elle ni son frère ne sont aujourd’hui capables de retrouver leur âge exact tant le traumatisme est enfoui dans leur mémoire. Ils penchent pour 14 ans. Cela durera longtemps.
Alors pourquoi avoir attendu tant de temps ? Notamment parce que son frère jumeau lui a demandé le silence, et parce que leur mère est morte en 2017. Camille Kouchner tente de s’en expliquer dans l’émission «La Grande Librairie» le 13 janvier dernier (à voir en replay sur le site de France 5). Elle parle de l’emprise de son beau-père père. De son sentiment de culpabilité. Depuis, elle a vécu dans un brouillard intérieur, dont elle est finalement parvenue à se dégager pour ses deux enfants, dit-elle, et pour tous les autres qu’elle veut préserver des non-dits et des silences familiaux. Elle dit aussi que le fait d’écrire ce premier livre l’a libérée. Il faut que son exigence intérieure ait été bien grande pour qu’elle se retrouve en pleine lumière livrée à la curiosité de tous.
L’inceste n’a été reconnu dans le droit pénal français qu’en 2010.
Lise Bloch-Morhange
Je ne comprendrai jamais la nécessité de mettre au grand jour, 30 ans plus tard, des évènements familiaux intimes, dont l’approche est forcément déformée avec le temps qui passe.
C’est bien une des questions que posent des témoignages comme celui de Camille Kouchner ou Vanessa Springora. Il semblerait que pour elles, « le temps ne fait rien à l’affaire » comme disait Brassens, et il faut lire leurs livres pour tenter de comprendre.
Les dernières études sérieuses sur le sujet remontent à novembre 2020: elles montrent qu’un Français sur dix est victime d’inceste, soit 6,7 millions de personnes. Un homme sur huit et une femme sur cinq affirment « avoir subi des violences psychologiques, physiques ou sexuelles, y compris l’inceste au sein de la sphère familiales avant d’atteindre l’âge de 18 ans », écrivait Le Monde.
Le monde juridique estime que de tels livres permettent de faire progresser la loi, bien frileuse en France. D’ailleurs j’ai fait une erreur de date, c’est seulement en 2016 que l’inceste est entré dans le code pénal. Et aujourd’hui même au Sénat, on a validé une loi définissant comme crime sexuel l’abus de mineurs de moins de treize ans.
Quel que soit l’inadmissible de l’inceste, une confession écrite par une inconnue (et elles sont innombrables) sans doute n’eût fait l’objet d’aucune opération commerciale aussi spectaculaire. Elle sera juteuse, à n’en pas douter. Livrer de la part d’un membre de « l’élite » ce brûlot, n’est-ce consciemment ou non parier sur le voyeurisme d’un certain public avide de croustillants scandales ? On a le sentiment dangereusement paradoxal que les élus de la richesse, de la notoriété et du pouvoir politique ont non seulement le droit à l’inceste mais à son explosion médiatique, comme si celle-ci leur redorait le blason à rebrousse-poil. Cet ouvrage n’est par ailleurs ni littéraire ni documentaire à notre humble avis. La parataxe, voire l’ataxie à l’oeuvre y sont désoeuvrantes, quasi illettrées. N’est pas Beckett qui veut. Il faudrait s’interroger sur ce que devient la littérature et ses fonctions : se met-elle à remplacer le devoir d’une justice en rade ?
Quid de Voltaire et l’affaire Calas et du « J’accuse » de Zola?
Madame Anne Chantal, monsieur Tristan Felix, dans vos analyses, vous n’avez aucun mot pour les victimes de ces incestes, aucun. D’où l’absence de la justice en France, le regard détourné du public, et surtout de l’élite, sur l’inceste (et la pédocriminalité dans son ensemble) qui, si l’on vous suit, aurait encore de beaux jours devant lui.