Avidement, juste par-dessus l’épaule du greffier, ou de la greffière, nous lisons, indiscrets, sans pouvoir quitter le texte des yeux. C’est un procès-verbal, dans une police dactylographique un peu à l’ancienne, comme si, en ce palais de justice, on tapait encore à la machine. «Q» pour question. «R» pour réponse. Chaque mot prononcé est fidèlement retranscrit.
En 172 pages, denses et sèches, Erri de Luca ne nous divertira pas en nous livrant un quelconque détail sur celui ou celle qui prend en note cet âpre dialogue qui se déroule dans le bureau d’un juge d’instruction. L’invisible scribe est à peine un témoin, plutôt un outil, la clé qui nous permet d’observer ce qui se joue dans ce bureau. Un autre personnage tentera d’exister. Vainement.
C’est un avocat commis d’office, comme l’exige la procédure, présent contre le gré de l’inculpé et vite récusé. Il prononcera une dizaine de mots avant de se faire refouler au fond de la pièce, assis contre un mur, prié de se taire, réduit au rôle de figurant obligé et muet. Ayant fait le vide autour d’eux, les protagonistes, le juge d’instruction et l’inculpé, peuvent désormais à eux seuls occuper tout l’espace.
Le lecteur s’infiltre dans leur face-à-face alors même qu’il a déjà commencé. Le juge est convaincu que l’homme assis devant lui a bel et bien assouvi un vieux désir de vengeance en poussant dans les abîmes des Dolomites l’ami qui, quarante ans plus tôt, l’a trahi. Et qu’on ne vienne pas lui raconter que la présence des deux hommes le même jour sur la même crête escarpée était une coïncidence. C’est impossible. «Impossible» comme le titre donné par l’auteur à ce roman aussi aride que les montagnes vénérées par l’écrivain et le personnage (il est d’ailleurs moins impossible que Erri de Luca ait mis beaucoup de lui et de sa vie dans ce roman).
Qu’on ne fasse pas croire non plus au juge d’instruction que le présumé meurtrier pourrait être blanchi parce qu’il a appelé les secours. C’est une anecdote qui vaut tout juste d’être versée au dossier. Non, non, non, il ne peut qu’être coupable. Alors, inlassablement, il pose et repose les mêmes questions, échafaude les mêmes hypothèses. Il attend les aveux. Mais, face à lui, il y a cet homme déjà âgé. Il pourrait être son père. Les épisodes fougueux de sa vie sont loin derrière lui. Et s’il a des états d’âme, des inquiétudes, il sait les affronter. Marcher seul dans la montagne dont il goûte toutes les exigences lui a appris comment progresser face aux obstacles. Un pied après l’autre.
Un mot après l’autre aussi. Enfermé à l’isolement, il écrit à la femme qu’il aime – et dont nous ne saurons rien – de somptueuses lettres qui ne seront jamais envoyées, qui lui permettent de dire à cette femme tout ce qu’il ne lui a pas encore dit, de clarifier ses pensées et ses sentiments. Et de se préparer aussi à affronter son accusateur.
Ce n’est pas un jeune juge qui fera dévier de son chemin celui qu’il veut condamner. Parce que cette fois-ci, il en est certain, il n’est coupable de rien. Il a beau expliquer que, marchant à plusieurs centaines de mètres, derrière son ancien ami, il ne l’a jamais rattrapé et ignorait tout de son identité, le juge refuse de le croire. Il répète inlassablement le respect dû aux règles de la solitude en montagne. Il explique pourquoi l’hypothèse d’une vengeance tardive est, à ses yeux, une pure ineptie. Face au juge, il ne lâche rien de ses convictions. Il raconte alors son histoire personnelle dans la grande Histoire.
Ce bref roman n’est en effet pas seulement un tête-à-tête entre l’un qui accuse et l’autre qui se défend. C’est aussi la rencontre entre deux générations d’Italiens. Où l’on observe un juge, peut-être tout juste quadragénaire, pour qui les Brigades rouges et le terrorisme italien appartiennent à l’Histoire du siècle dernier, s’affronter à un vieil homme qui, lui, a été condamné et emprisonné pour avoir appartenu aux mouvements d’extrême gauche d’alors, pour avoir pris part aux combats, braqué des banques et défendu la nécessité des violences qu’il fallait opposer à l’oppression politique. Quand il est tombé dans les griffes de la justice, il n’était pas seul. Lui et ses camarades ont été trahis. Par cet homme, justement, qui a été trouvé mort au bas d’un ravin mais qui, à l’époque, avait su sauver sa peau en vendant celle de ceux avec qui ils luttaient.
En admettant la différence de regard sur les années sanglantes de la vie politique italienne, le juge accepte progressivement de glisser de l’interrogatoire vers le dialogue. Il semble s’ouvrir. Il reconnaît qu’il ne sait rien de la montagne. Pour prouver sa bonne volonté, il y remédiera en allant marcher sur les traces de l’accusé et de sa supposée victime. Est-il sincère ? Cherche-t-il à faire tomber la garde de son accusé ? Les digressions existentielles et les réflexions philosophiques que lui propose celui qui reste un adversaire ne lui font pas négliger les coups de bluff nécessaires à la progression de son dossier. Parce qu’il faudra bien conclure. De part et d’autre de la table, le dénouement se fait attendre. A ces deux-là, comme à ses lecteurs, Erri de Luca n’offre pas le moindre répit.
Marie J
«Impossible». Erri de Luca. Editions Gallimard. Traduction Danièle Valin. 172 pages.
Je ne comprends pas pourquoi Erri de Luca a été oublié par le Nobel…
Ou plutôt on comprend très bien en lisant Marie… Comme Borges, Thomas Bernhard, Philip Roth, Joyce Carol Oates, Annie Ernaux… c’est un très grand écrivain. Quelqu’un qui fait sens.
Et puis nos amis transalpins ont été assez mal traités par le jury Nobel… Pas Calvino, pas Pasolini, Pas Leonardo Sciascia. Pas Moravia… Même pas Eco ni jadis d’Annunzio…
Curieusement, seuls leurs grands dramaturges (Pirandello et Dario Fo) ont été récompensés.
Bref, il faut lire De Luca !