Lors de ses jours de repentir, Dieu soupirait sa lassitude en écoutant le quatrième mouvement de la cinquième symphonie de Mahler. Et lorsque le Saint-Esprit le pressait de cesser de s’apitoyer sur lui-même, il choisissait d’écouter Erroll Garner, un autre genre d’autodidacte qui lui, n’avait pas raté son coup. Rien de tel en effet que de réécouter cet immense pianiste pour se refleurir le moral au milieu de la brume épidémique. Ce natif de Pittsburgh n’avait pas son pareil pour enchanter l’audition. Dans le cadre de la préparation du centenaire de sa naissance en 2021, la presse nous apprenait au printemps dernier la réédition progressive de la totalité de ses œuvres en douze disques compacts. Mais ce sont encore ses trente trois tours que l’on trouve facilement dans les bacs qui en parlent le mieux, comme cet album « After midnight » (ci-dessus) sorti pour la première fois en 1956.
Dès l’attaque avec « Love for sale », on est tout de suite frappé par la maestria de ce musicien lequel proférait ne rien entendre aux partitions, réalisant son jeu uniquement avec son cerveau. Ce qui au passage compliquait la vie des musiciens chargés de l’accompagner. Il jouait hors codes. Mais paradoxalement, il découlait de son inépuisable inspiration, un ordonnancement enchanté narguant de loin les lois écrites du solfège. Sa musique était comme une promenade moderne exaltant les sens de l’audition, à l’écart de toute mélancolie ou presque. Il était ce que Raoul Dufy était à la peinture, un artiste transposant sa foi militante dans la vie. Son élégance de jeu tutoyait les sommets. L’auteur du fameux « Misty » avait d’ailleurs la réputation de vivre comme il jouait, aimant plaisanter, cuisiner, ou pratiquant les deux à la fois. De fait à la vie comme à la scène, Erroll Garner apparaît comme un homme généreux. Et très efficace. Car n’importe lequel de ses albums chasse immédiatement les humeurs peccantes par un phénomène d’aération radical. Chaque morceau agit comme un soin, mieux, comme un bienfait. Avec ses prodigieuses mains, il déplombe les atmosphères les plus pesantes, il chasse les esprits fâcheux, décourage les microbes et autres miasmes.
Trois ans avant de mourir à Los Angeles d’un cancer des poumons, il publie en 1974 un album très justement intitulé « Magician ». On le voit sur la pochette, clope à la bouche sous une belle paire de bacchantes, surpris dans un de ses moments de bonheur. Il est accompagné en l’occurrence, de Grady Tate (percussions), Bob Grandshaw (guitare et basse acoustique) et Jose Mangual (congo drums) pour le style alors en vogue du mambo. Un de ses plus beaux albums où l’on entend de temps à autre, un son guttural sorti de sa gorge, marquant à la fois le rythme et son évident plaisir de jouer. L’amateur de jazz ne peut que se réjouir à l’écoute de chacun des neuf morceaux gravés. Dans les années soixante, un certain Philippe Thomas soulignait ses « improvisations harmoniques très riches, son toucher de la main droite d’une extrême mobilité », alliée à « une main gauche puissante ». Un talent, une inventivité, qui conféraient à Erroll Garner un « son » immédiatement reconnaissable par les amateurs les moins cultivés. Il aimait dit-on, jouer à la verticale de son piano, le tabouret réglé au plus haut et parfois rehaussé d’un annuaire ou deux.
Et effectivement pour découvrir Erroll Garner, rien de mieux qu’un trente-trois tours. On a déjà écrit sur le retour des vinyles mais pas assez insisté sur leur temporalité spécifique de dix-neuf minutes environ par face. Tout le monde n’a pas forcément le temps d’écouter durant une heure un disque compact. Moins d’une demi-heure est un laps bien plus propice à l’insertion d’un moment de bonheur dans l’agenda de nos journées. Garner nous fait tellement de bien. Et quand Dieu cherchait à échapper à l’ambiance maussade, quand il écoutait pour ce faire « Some one to watch over me », interprété par ce magicien capable de transformer tout l’univers en jazz-club le temps d’un set, on pouvait se demander finalement qui veillait sur qui.
PHB
Voilà une évocation qui fait plaisir! Poursuivons la métaphore religieuse : le jeu de Garner était proprement aérien et favorisait grandement la lévitation. C’était le jeu d’un ange quoi! Et les anges jazzy, ça ne court pas les rues.
Un musicien divin en somme; faut que je me procure une platine vinyle.
Un bonheur de lecture avant la félicité d’écoute !
« Réécouter cet immense pianiste pour se refleurir le moral » : quelle belle expression et quel programme inspirant !
Merci Philippe de nous le proposer , surtout dans cette période …
C’est vrai que sa générosité et son plaisir de jouer se voient à l’oeil nu , dans son large sourire et quel moment d’enchantement musical !!!
Décidement la musique , la poésie, les arts en général sont à « consommer » sans modération pour « alléger la brume »…
un léger décalage main droite-main gauche intentionnel ou instinctif lui appartenait en propre, audible dans tout standard passé entre ses doigts… merci pour ce retour sur un pianiste (vrai) jazz merveilleux.
Merci pour cet article très complet écrit avec une grande compréhension de l’artiste grâce à votre grande sensibilité au jazz et pour cette pochette du disque qui me rappelle de si bons souvenirs !
Son décalage rythmique nous bouscule et nous interpelle , il sollicite l’attention et nous touche par sa poésie.
Ce grand artiste touche tous les publics par son immense sensibilité.