Le tout premier roman de Victoria Mas, “Le bal des folles” (2019), est une réussite. Le sujet fait pourtant froid dans le dos. D’une plume alerte et extrêmement bien documentée, la jeune et talentueuse romancière s’immisce dans le service du docteur Charcot, à Paris, à l’hôpital de la Salpêtrière. À travers de très beaux portraits et une intrigue des plus haletantes, elle nous narre l’existence de ces recluses en un lieu dévolu, en cette fin de XIXème siècle, à la folie féminine et aux expérimentations du célèbre neurologue. Si tout un chacun a plus ou moins déjà entendu parler du travail sur l’hypnose et sur l’hystérie du Dr Charcot (1825-1893), et de la maladie neurodégénérative qui porte son nom, cette histoire permet d’y regarder d’un peu plus près. Un roman sensible et terrifiant qui a récolté différents prix, dont le prestigieux Prix Renaudot des lycéens 2019.
Dans la société patriarcale du XIXème siècle, où le sort des femmes est décidé par un père ou un époux, il ne fait pas bon naître fille. Le deuxième sexe est invité à obéir et à filer droit. Le moindre pas de côté ou désir de liberté (l’égalité n’étant même pas envisageable) peut vous faire passer pour folle et se voir sanctionné par une réclusion à vie.
À Paris, les folles sont envoyées à l’hôpital de la Salpêtrière. Cette ancienne prison pour femmes située dans le 13ème arrondissement, boulevard de l’Hôpital, accueille les aliénées en tout genre : hystériques, épileptiques, schizophrènes, mélancoliques, maniaques… et toutes celles sortant du rang. L’arrivée du célèbre docteur Charcot ne semble pas avoir réellement changé la donne et la très redoutée Salpêtrière reste “Un dépotoir pour toutes celles nuisant à l’ordre public. Un asile pour toutes celles dont la sensibilité ne répondait pas aux attentes. Une prison pour toutes celles coupables d’avoir une opinion.”, dixit l’auteure.
Avant Freud (1) et le traitement de la psyché, l’hystérie est considérée d’origine organique. Le neurologue, pour tenter de la soigner, teste alors toutes les techniques expérimentales et pour le moins barbares de son époque (électrothérapie, hydrothérapie, métallothérapie…). Parmi elles, l’hypnose semble la moins cruelle. Pourtant, telle que pratiquée par le docteur Charcot et ses collaborateurs, à l’aide d’un pendule et devant un parterre de spectateurs lors de leçons publiques, elle semble plus relever du grand spectacle que de l’état de conscience légèrement modifié permettant d’accéder à l’inconscient. Quant à la compression ovarienne abondamment pratiquée et censée calmer l’hystérie, elle nous semble là encore aujourd’hui totalement inepte.
Le sort des aliénées de la Salpêtrière n’est donc guère plus enviable que celui des prisonnières qui les ont précédées. Tout aussi captives, elles font, de surcroit, l’objet des expérimentations de l’équipe médicale. À travers le destin de quatre merveilleux personnages, Victoria Mas nous conduit au sein de cette société recluse, nous fait partager le quotidien de ces femmes. Mais, à travers elles, c’est aussi la condition féminine au XIXème siècle dans son ensemble dont elle met en avant toute la cruelle injustice.
L’histoire débute en février 1885. Comme chaque année, à cette même période, l’hôpital est en effervescence. S’y prépare, en effet, le bal de la mi-carême, le très attendu “bal des folles” où le Tout-Paris est convié à se mélanger aux aliénées de l’établissement, costumées pour l’occasion. Cette soirée est là encore une expérimentation du docteur Charcot. Si la plupart des intéressées vivent ce moment comme une fête, les invités, eux, les observent comme des bêtes de foire, guettant avec une curiosité malsaine la convulsion ou la crise de démence qui leur tiendra lieu de spectacle. “Car les folles pouvaient désormais susciter le désir. Leur attrait était paradoxal, elles soulevaient les craintes et les fantasmes, l’horreur et la sensualité. (…) Les folles n’effrayaient plus, elles fascinaient.” nous explique Victoria Mas.
Louise et Thérèse sont deux internées. La première, jeune adolescente abusée par son oncle, s’enorgueillit d’avoir été choisie par le docteur Charcot pour ses expérimentations publiques. Fière d’être un bon élément, de contribuer ainsi à l’avancée de la médecine, elle espère devenir aussi connue qu’Augustine, le cobaye jusque là préféré du célèbre neurologue. Thérèse, la cinquantaine, prostituée au grand cœur qui a eu le tort de jeter son souteneur dans la Seine, est la doyenne de l’établissement. Considérant la Salpêtrière comme sa maison, se sentant protégée entre ses quatre murs, elle n’a aucunement l’intention d’en sortir et passe ses journées à tricoter des châles pour ses compagnes. Geneviève, l’intendante et clef de voûte du service, dévouée corps et âme au docteur Charcot n’est pas peu fière, elle aussi, de contribuer depuis près de vingt ans au travail et aux avancées du neurologue le plus célèbre de Paris. Elle-même, fille d’un médecin de province, pense ainsi œuvrer pour la science. L’arrivée d’une nouvelle “malade” et une confrontation assez désagréable avec son idole la déstabiliseront dans ses convictions. Eugénie Cléry, jeune fille de dix-neuf ans issue de la bonne bourgeoisie parisienne, n’a non seulement pas l’intention de se marier et de suivre l’avenir tout tracé que lui réserve son rang, mais possède, de plus, l’étrange don de dialoguer avec les esprits. Il est peu dire que cette disposition, une fois découverte, fait désordre dans une famille de notaires. Son père n’ira pas par quatre chemins : sans discussion, ni concertation préalable, il la fera aussitôt interner. La rencontre d’Eugénie et de Geneviève sera décisive pour l’une comme pour l’autre. Nous n’en dirons pas plus. Une intrigue des plus captivantes se dénouera lors de ce fameux “bal des folles”.
L’écriture très fluide de Victoria Mas, son sens du récit et son art de faire surgir les images nous conduisent à lire ce roman d’une traite. Très cinématographique, rien d’étonnant, par ailleurs, à ce que l’œuvre fasse déjà l’objet d’une adaptation (2).
Nous refermons le livre, le cœur plein de révolte. Il nous est alors impossible de ne pas penser à Camille Claudel (1864-1943), ce génie de la sculpture que son frère fit interner un beau jour de 1913. Un internement psychiatrique de trente années qui dura jusqu’à la mort. Réhabilitée à titre posthume, l’artiste fit partie de ces femmes si injustement condamnées au silence et à l’oubli. Merci à Victoria Mas d’avoir rappelé le sort de ces anonymes et de les avoir mises en lumière.
Isabelle Fauvel
(1) Les pratiques du docteur Charcot conduisirent le jeune Freud (1856-1939), qui fut un temps son élève, à repenser les processus psychiques.
(2) Réalisée par Mélanie Laurent, avec Mélanie Laurent, Lou de Laâge et Emmanuelle Bercot.
“Le bal des folles” de Victoria Mas, Albin Michel, Prix Renaudot des lycéens 2019. 256 pages, 18,90 euros
Merci pour vore intéressant article. Une précision concernant Camille Claudel : c’est sa mère qui la fit interner à la mort de son mari (et non son frère).
Et à Adèle H. dont le beau film de Truffaut avec la très belle Isabelle Adjani vient d’être rediffusé.
Sur Claudel, je ne sais pas si Jacques a raison, mais monsieur l’ambassadeur Claudel (Paul) aurait pu agir cent fois pour que sa soeur ne soit pas recluse à vie après la mort de sa mère…
Pour les références cinéma, il faut surtout revoir le très beau « Cri de la soie » (1996) d’Yvon Marciano avec Marie Trintignant dans son meilleur rôle
En ce qui concerne le roman de la fille de Jeanne Mas (eh oui ! en rouge et noir), je l’ai lu comme juré du Prix Jules Renard… qui hier a dévoilé ses résultats et c’est « Le Bal des folles » qui l’a aussi emporté ! Notre sélection était de grande qualité avec notamment « Avec un autre homme, j’aurai eu peur de m’ennuyer » de Bertrand Rothé, mort malheureusement il y a une semaine…
En tout cas, Victoria Mas a fait l’unanimité d’un groupe de lecteurs divers, comprenant des journalistes, des écrivains et des artistes.
Merci à Isabelle pour son bel article. Peut-être aurait-elle du insister sur le rapport à l’occultisme d’Eugénie, qui se « convertit » aux grands textes ésotériques qui traversent le 19e siècle (Kardec, Eliphas Levi, Swedenborg…), ce qui suffirait à la faire interner si elle n’était pas médium.
Un dernier point : je crois que le livre a tout pour être adapté au cinéma…
Oui, Monsieur Ibanès, vous avez raison, c’est la mère de Camille Claudel qui a dû signer la demande d’internement, mais avec la complicité de Paul. Tous deux ont attendu la mort du père pour agir, sachant que celui-ci ayant toujours protégé sa fille n’aurait jamais pris une telle décision. Par la suite, à la mort de la mère, c’est Paul qui maintint sa soeur enfermée malgré les protestations de cette dernière.
C’est exactement cela. Je me souviens que dans dans ses entretiens avec Jean Amrouche, Claudel parle de sa soeur à plusieurs reprises avec une certaine gêne… Celle-ci s’était fait avorter, aussi j’imagine que pour l’écrivain catholique, elle méritait bien son châtiment. Le grand poète et horrible bonhomme avait une notion très personnelle du pardon, de la charité et de la tolérance : »La tolérance, il y a des maisons pour ça » …
Très bon article qui raconte parfaitement ce roman que j’ai dévoré. Les chroniques d’Isabelle Fauvel réveille en nous des envies de culture. Merci, Isabelle, pour l’éclectisme de vos papiers qui m’ont fait découvrir de magnifiques pièces de théâtres et de très belles expositions.
PS : je crois savoir qu’une adaptation cinématographique de ce roman est en cours.