Le Passant de Bruxelles

«Gazette hebdomadaire illustrée et fantaisiste», c’est ainsi que se présentait la revue «Le Passant» éditée à Bruxelles d’octobre 1911 à mai 1912 . À l’origine de cette publication qui faisait la part belle à la caricature et aux dessins humoristiques, un certain André Blandin, Français d’origine qui s’était illustré dans la capitale belge en y organisant en 1911 la première exposition cubiste. Il était lié avec Apollinaire comme nous l’apprend Victor Martin-Schmets (1) et entretint avec lui une correspondance jusqu’aux années de guerre. Apollinaire ne dut pas se faire prier longtemps pour accepter de collaborer, sans doute gracieusement, à cette revue satirique dont il avait annoncé la naissance dans le Mercure de France en décembre 1911. «Ce journal fantaisiste manquait au pays de Tyl l’Espiègle» indiquait-il.
Dans la parution du 18 novembre 1911 (n° 4), Apollinaire, qui signe lui-même Tyl sa «Lettre de Paris», narre sa rencontre avec François Coppée, ou tout au moins sa statue. Quoi de plus normal puisque ce même Coppée, décédé trois ans auparavant, avait obtenu un grand succès avec une pièce dont Sarah Bernhardt tenait le rôle principal et qui s’intitulait …«Le Passant  ?

Tyl revient le 25 novembre pour faire entrer le lecteur dans les coulisses de la première séance pour la liberté de l’art, voulue par Paul Reboux. On y prône la liberté pour tous… «sauf les juifs, les étrangers, les protestants, les libres-penseurs» bientôt suivis des cubistes, de ceux qui écrivent en vers libres, ceux qui ne savent pas le latin, etc. etc. Il s’agit donc d’«un dogme intangible…. :  Nous sommes ici pour la liberté de l’art, conclura le président de séance, nous ne sortirons pas sans avoir entrepris des poursuites contre tous ceux qui la compromettent en en faisant usage».

Dans le numéro 7 (9 décembre) le correspondant parisien rencontre un prophète qui lui annonce «d’extraordinaires choses» pour le XXIe siècle, la fameuse question du genre, qui agite aujourd’hui tellement les esprits, est déjà en germe : «Une loi très importante réglementera l’emploi des genres grammaticaux». Ainsi «pour dire : une femme, les hommes devront dire un homme féminin et pour dire : un homme, les filles devront dire une femme masculine» .

Tyl disparaît et c’est sous le pseudonyme de Comte Almaviva qu’Apollinaire signe, le 30 décembre, la rubrique désormais intitulée «Passant par Paris». Il y détaille les tendances de la mode féminine à l’aube de la nouvelle année (1912). On trouvera des robes charmantes «faites de bouchons de liège», tandis que «Les arêtes de poisson se porteront surtout sur les chapeaux». On utilisera également les baudruches gonflées («effet très luxueux et parfois détonations sans rien de désagréable») et les bottines s’orneront de coques de moules. Quant aux coquilles de noix, «elles font de jolies pampilles surtout si on les entremêle de noisettes». Bref pour s’habiller avec élégance, on se fournira abondamment dans les épiceries : «La robe brodée de graines de café, de girofles, de gousses d’ail, d’oignons et de grappes de raisins secs sera encore bien portée en visite».

Dans le numéro 13 (18 janvier 1912) le comte Almaviva aborde l’art culinaire : «La cuisine moderne va devenir scientifique, c’est-à-dire cubiste, tout comme la peinture. On vend déjà à Paris des bouillons cubiques et du beurre en parallélépipèdes de 3 milligrammes». De même, un inventeur lyonnais a confectionné au moyen de la santonine de petites tablettes pour les poètes sans inspiration : «on les avale et on fait des vers».

La diffusion de la revue étant restreinte, ces chroniques n’eurent pas un écho très important, mais certaines furent recyclées par Apollinaire dans Le Poète assassiné (1916). En revanche, il faudra attendre une dizaine d’années pour découvrir le texte qu’Apollinaire avait conçu à la demande d’André Blandin pour «Le Mystère du Plan astral», roman collectif écrit par les collaborateurs de la revue. Tour à tour, chacun devait rédiger un chapitre en s’inspirant des pages parues précédemment, mais en laissant toute liberté à son imagination. Seules consignes imposées : «Les collaborateurs sont priés de ne pas tuer plus d’une personne par chapitre et seulement s’il y a nécessité. Il est en outre formellement interdit de ressusciter un personnage tué précédemment». Le texte d’Apollinaire ne parvint pas à temps au bureau de la revue et ne put être imprimé.

Ce n’est qu’en avril 1921 dans la revue belge «La Bataille littéraire» qu’André Blandin pouvait annoncer «un inédit d’Apollinaire» et publier sa contribution à un roman d’aventures forcément loufoque et à l’humour potache. Comme on pouvait l’imaginer, ce texte n’ajoute rien à la gloire d’Apollinaire… Nous en retiendrons cependant une réplique, que nous offrons en exclusivité aux lecteurs des Soirées de Paris pour qu’ils commencent la journée dans la bonne humeur : «Miss Mac Harnett, voyant que l’inconnu avait une tache de vin sur la figure, comprit aussitôt qu’elle était tourmentée par la soif».

 

Gérard Goutierre

 

(1) Amis européens d’Apollinaire, Presses de la Sorbonne nouvelle. 1995

Crédits images: Gérard Goutierre
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2 réponses à Le Passant de Bruxelles

  1. Marie A. dit :

    Bonjour,
    Merci beaucoup pour cet article très intéressant. Je découvre ici cette fascinante revue. Existe-t-il à votre connaissance un fonds numérisé que l’on pourrait consulter ? Je vous remercie d’avance pour votre réponse. MA

  2. Gérard Goutierre dit :

    Merci de vos commentaires.
    La Bibliothèque Royale de Belgique (KBR, à Bruxelles) possède une collection complète, mais il ne semble pas qu’elle figure parmi le documents numérisés.
    La revue n’apparait pas non plus sur le site Gallica.
    D’une façon générale, la revue fait partie des raretés : la plupart des libraires d’ancien ne connaissent pas son existence.

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