« Les Sept de Chicago » nous épatent

Pour qui connaît un peu l’histoire américaine, «Les Sept de Chicago» («The trial of the Chicago 7»), titre français du nouveau film de Aaron Sorkin tout juste sorti sur Netflix, renvoie irrésistiblement aux fameux «Dix de Hollywood» («The Hollywood Ten»), envoyés en prison par le sénateur McCarthy dans les années 40. Autrement dit, aux scénaristes, cinéastes et producteurs accusés de sympathie communiste répondait, vingt ans plus tard, le procès des plus célèbres activistes de gauche anti-guerre du Vietnam. Autrement dit l’inépuisable guerre froide intérieure US était (et est) toujours à l’œuvre… Lors de l’actuelle campagne électorale, les Républicains n’accusent-ils pas les Démocrates de ne pas être de «bons Américains» ?

Le film de Sorkin s’ouvre sur quelques images d’archives, tel le président Johnson, sinistre, annonçant l’envoi massif de nouveaux conscrits au Vietnam (de 75.000 à 125.000), puis nous faisons connaissance, une par une, avec les futures stars du procès à venir. Un assez curieux attelage que ces vedettes de la gauche et des droits civiques appartenant visiblement à deux espèces différentes. L’une étant Tom Hayden, un des deux fondateurs du mouvement des étudiants progressistes, encourageant ses supporters à profiter du 35ème congrès démocrate à Chicago d’août 1968 pour manifester contre la guerre. L’autre Abbie Hoffman, leader d’un mouvement hippie pacifiste, déclarant au micro à son auditoire que ce sera toujours l’occasion de draguer les filles. Les pénétrés contre les cools.

Durant le procès, les frontières vont bouger, notamment parce que le metteur en scène (créateur de la série «À la Maison Blanche») a choisi des acteurs hors pair. On ne peut pas dire que l’Anglais Eddie Redmayne ressemble beaucoup au vrai Tom Hayden, qui devait devenir sénateur et épouser Jane Fonda durant sa période post-Vadim et pro militante de gauche. Ne m’a-t-elle pas déclaré, lors d’une interview, être devenue meilleure actrice depuis qu’elle était devenue militante ? Mais si Eddie Redmayne au regard très bleu n’a rien d’un sosie du très brun Tom Hayden, ce comédien subtil est un choix formidable, tout comme celui de Sacha Baron Cohen dans le rôle du hippie Abbie Hoffman, avec cette fois une vraie ressemblance entre le vrai et le faux. On connait Sacha Baron Cohen pour ses interprétations déjantées et son comique hors norme, le voilà qui se révèle capable de profondeur.
Autre trait de génie, le choix de Mark Rylance («Intimité», «Woolf Hall», «Le Pont des Espions»), encore un Anglais, pour interpréter l’avocat des 7 accusés, William Kunstler. Pas très grand, le cheveu long, ce roi des planches anglaises au visage fascinant, à la voix douce, possède une présence hypnotique.

Avant le début du procès, nous avons droit à une de ces scènes que les cinéastes US savent magnifiquement orchestrer en fictionnalisant l’Histoire.
Nous voilà dans le bureau du ministre de la Justice, tout juste nommé par le nouveau président Nixon, dont on est en train d’accrocher le portrait au mur. En face de lui, un procureur chevronné et un plus jeune, que le Justice Attorney désigne comme le procureur principal du procès des «7 de Chicago». Brutal, cinglant et vulgaire, le ministre apprécie peu les réserves du jeune juge aux lunettes carrées à la monture noire osant demander sur quelle base il pourrait prononcer des condamnations, ainsi que la question de savoir qui a déclenché les émeutes, la police ou les manifestants. Le ministre se fait encore plus cinglant : pas d’états d’âme, il s’agit de condamner «toutes ces sales petites tapettes menaçant la sécurité du pays». Comment ne pas penser à Trump ?
Le ton est donné : nous sommes à la fois dans un film d’Histoire et de fiction, un film engagé bien entendu. Le procès se déroule à Chicago un an après les émeutes de 1968 ayant accompagné le congrès du parti démocrate. Dès le premier jour, de part et d’autre de l’escalier conduisant au bâtiment du Tribunal Fédéral, la foule des jeunes hurle son soutien, ce qui réjouit beaucoup la bande des 7 qui s’écrie tout sourires : «Le monde entier nous regarde !». C’est déjà gagné pour eux : même s’ils sont condamnés, leur procès leur servira de rampe de lancement contre la guerre du Vietnam.

Dans la salle d’audience, 5 des prévenus s’alignent côte à côte sur la gauche, dont les deux hippies très cools, et le moins connu, Lee Weiner (Noah Robbins) murmurant : «Comparaître ici, c’est comme être nommé à l’Oscar de la contestation !».
Curieusement, les deux autres, les «sérieux», les leaders étudiants, Tom Hayden et Rennie Davis (Alex Sharp, troisième Anglais), sont assis à côté de leur avocat (Mark Rylance) et le spectacle peut commencer avec l’arrivée du président du tribunal : «All rise !».
Stupeur des spectateurs que nous sommes : ce juge n’est autre que le plus célèbre Dracula de l’histoire du cinéma, Frank Langella en personne, 82 ans. Ce qui donne quelque chose de nostalgique à ce personnage vieillissant, qui va se révéler accroché à la forme et pourri de préjugés. Il ne cessera de distribuer des «mentions d’outrage à magistrat» comme on distribue des mauvais points aux élèves, et il sera plus tard jugé comme «non qualifié» («unqualified») par ses propres pairs !
En attendant, il va mener les débats d’une poigne de fer réactionnaire, se perdant dans les détails au lieu d’en venir aux points essentiels : les prévenus peuvent-ils être accusés de complot sur la base d’une loi fédérale interdisant de franchir la frontière d’un État , et sont-ils responsables d’avoir déclenché l’émeute ?

Mais la gravité des accusations contrebalancée par le comique de situation engendrée par les prévenus hippies peu respectueux des oukases du président permet de renouveler le genre «film de procès» (voir notamment « Autopsie d’un meurtre » (« Anatomy of a Murder ») d’Otto Preminger en 1959).
En dépit de cette veine comique, nous sommes bien dans un procès politique, des flashbacks réels ou reconstitués, d’une fluidité tonique, permettant de suivre le déroulement des faits datant de l’année précédente et de nous forger une opinion. Brusquement, le souffle coupé, nous découvrons avec les manifestants pacifistes les forces de police interminablement alignées dans un parc pour leur barrer le chemin. Cinq mille gardes nationaux et dix-mille policiers avaient été réquisitionnés pour faire face à quelque huit cent étudiants pacifistes. Le président Trump n’a-t-il pas fait donner la Garde nationale à la suite de manifestations contre le meurtre de George Floyd le 26 mai dernier ?
D’autres séquences, tout aussi importantes sinon plus, nous font assister aux échanges entre les 7 prévenus pendant les suspensions de séance, échanges percutants permettant d’approfondir les personnages, de préciser leurs tactiques, leur tempérament, leur évolution.

Un autre élément contribue à renouveler le genre, le fait qu’il y a non pas 7 accusés mais 8, en la personne de Bobby Seale (magnifique Yahya Abdul-Mateen II), co-fondateur du Black Panther Party en 1966, qui se retrouve là on ne sait pourquoi, assis à la droite de l’avocat de la bande des 7. Il ne cesse de se lever en réclamant son avocat, ce qui déplaît beaucoup au terrible président, qui va finalement ordonner de le traiter «comme il le mérite».
Expulsé avec la plus grande brutalité, il réapparaîtra les mains menottées dans le dos, un bâillon sur la bouche : terrible symbole à la «Black Lives Matter», contribuant à faire de ce film couvrant les événements de 1968 et 1969 à Chicago une parabole tout à fait contemporaine.

Lise Bloch-Morhange

Photos d’écran: LBM

 

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Une réponse à « Les Sept de Chicago » nous épatent

  1. Mercure dit :

    Cet article donne envie. Merci Lise!

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