Comment le violoniste, claveciniste, organiste et compositeur hambourgeois George Frideric Handel s’est-il donc retrouvé en Angleterre, où il deviendra l’auteur de l’immortel «Messiah» ? C’est lors de son voyage initiatique italien, entre 1706 et 1710, qu’il va l’apprendre : l’île anglaise est devenue un désert musical depuis la mort prématurée de Henry Purcell. Pas de successeurs en vue, et on ne jure que par les chanteurs ou les chefs recrutés à Rome, Naples ou Florence, comme le lui aurait appris à Venise His Excellency le duc de Manchester, ce diplomate à la recherche de divas et divos locaux pour l’Opéra de Londres.
L’idée fera son chemin dans la tête de Handel, car fin 1710, à 25 ans et tout juste désigné à la Chapelle de la Cour de Hanovre, il n’hésite pas à donner son «congé provisoire» et s’embarque depuis Amsterdam pour cette terra quasi incognita pour un continental. Il devient vite la coqueluche des salons, et le directeur du théâtre de Haymarket lui commande un opéra. Il écrit donc son premier opéra en quinze jours, «Rinaldo», en italien of course. Deux ans plus tard, après un nouveau «congé provisoire» de Hanovre, le voilà de retour.
La mode italienne fait plus que jamais fureur dans la plus grande ville du monde, mais le caro Sassone préfère la langue anglaise pour son «Messiah» (1741) comme pour ses oratorios, ces opéras déguisés à thème religieux «en habits d’ascète», tel «Samson» suivant de près son Messie.
L’oratorio de Handel commence lorsque ayant profité de son sommeil, Dalila a réduit Samson à l’impuissance en lui coupant ces cheveux où résidait sa force. Les Philistins envahissent alors la ville de Gaza, arrêtent le chef déchu de la tribu de Judée, et lui crèvent les yeux. On connait le flamboyant mélo de Cecil B. de Mille comme le chef d’œuvre de Saint-Saëns, mais voilà que Leonardo Garcia Alarcon vient de signer une nouvelle version de l’oratorio racontant la résurrection mentale du héros déchu, dont le livret s’inspire du drame du poète John Milton.
Je ne vais pas vous vanter à nouveau les mérites de cet argentin transplanté en pleine euphorie baroqueuse européenne, car je l’ai déjà fait plusieurs fois (voir 9 octobre et 17 décembre 2019, 1er juillet 2020), mais on peut compter sur lui pour s’entourer de ses habituels complices (Chœur de chambre de Namur et Millenium Orchestra), et choisir des solistes de premier plan, dont un très poignant Samson par la voix du ténor lyrique US Mathew Newlin, et un merveilleux Micah (personnage imaginé par Milton) par la voix du fameux contre-ténor Lawrence Zazzo.
Bien entendu, les chœurs des Philistins et des Israélites jouent un rôle essentiel dans l’œuvre, et s’ils vous rappellent par moments des accents tout droit venus du «Messiah» ne vous étonnez pas. Car il était d’usage de piocher dans ses partitions antérieures, aussi bien d’ailleurs que dans celles de certains confrères.
Il semblerait que les jeunes Handel et Domenico Scarlatti, nés la même année 1685 (ainsi que J.S. Bach…), se soient bien rencontrés et appréciés en Italie, entre organiste et claveciniste de génie. Si Scarlatti est aujourd’hui surtout connu pour ses innombrables sonates pour piano et clavecin, il a pourtant composé lui aussi quelques oratorios, dont «Il Martirio di Santa Teodosia».
Œuvre que nous propose un autre maitre baroqueux, un autre défricheur attaché à faire renaître la musique instrumentale et vocale italienne des XVIIème et XVIIIème siècles, le violoniste et maestro Thibault Noally, fondateur en 2014 de l’ensemble «Les Accents», soit dix-sept musiciens sur instruments anciens.
Ici tout tourne autour de cette sainte Téodosie à peine âgée de dix-huit ans, venue de Tyr à Césarée. Alors qu’elle consolait des prisonniers chrétiens, elle est arrêtée et condamnée par Urbain, gouverneur de Rome. Mais le fils d’Urbain, Arsène, tombe amoureux de la prisonnière qui survit à toutes sortes de tortures : elle est jetée à la mer, livrée aux fauves, etc. Elle mourra ensuite décapitée, et l’oratorio de Scarlatti est le seul narrant son histoire.
Le livret se focalise sur l’amour non partagé d’Arsène pour Téodosia, bien décidée à devenir martyre pour siéger auprès de son Dieu. Entrecoupées de récitatifs, dix-huit arias se succèdent, dont neuf chantées par la sainte. Dix arias sont accompagnées par des instruments à cordes, dont la plainte en mineur résonne en contrepoint de la voix qui s’envole dans des volutes infinies. Car bien entendu maestro Noally a choisi pour le rôle-titre une star du baroque, la célèbre soprano française Emmanuelle de Negri (ancienne du Jardin des Voix de William Christie).
Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, l’œuvre est pleine de feu, celui-là même qui anime Teodosia et nous surprend sans cesse, jusqu’au dernier et stupéfiant trio.
C’est un Mozart de quinze ans qui s’est frotté à l’oratorio en 1771, à la suite de l’un de ses voyages en Italie en compagnie de papa. «Betulia liberata» lui fut commandé par le prince d’Aragon, mécène musical de Padoue, et Mozart s’exécuta une fois rentré à Salzbourg. Pour des raisons obscures, le seul oratorio achevé du petit génie ne fut pas représenté à Padoue, mais demeure pour la postérité l’illustration de son incroyable précocité.
Le livret du grand poète Metastasio est fondé sur le récit biblique du Livre de Judith : il raconte comment la belle et jeune veuve juive Guiditta, voulant délivrer sa ville de Betulia assiégée par les Assyriens, revêt ses plus beaux atours, et convainc Ozia, prince de Betulia, de la laisser infiltrer le camp ennemi, accompagnée de sa servante. Mission accomplie : elle séduit le général ennemi Oloferne (Holopherne), lui tranche la tête avec l’aide de sa servante, ramène triomphalement sa tête coupée chez les siens, qui dispersent alors les Assyriens. D’innombrables grands peintres se sont emparés de la scène du meurtre, tout comme Vivaldi avec sa «Giuditta Triomphans» en 1716.
Un de nos meilleurs baroqueux, maestro Christophe Rousset, nous livre sa version de l’œuvre avec son ensemble «Les Talens Lyriques» fondé en 1991. Quatre stars du baroque, dont notre soprano bien aimée Sandrine Piau et la vibrante basse argentine Nahuel di Pierro, encadrent la jeune mezzo italienne Teresa Iervolino dans le rôle-titre, voilà donc une belle occasion de mieux la connaître.
Avec ses récitatifs, ses arias da capo et ses chœurs, cette «Betulia liberata» d’un Mozart «baroque» de quinze ans est tout simplement un tour de force orchestral et vocal.
Rendant lui aussi hommage au baroque, l’Opéra Comique nous propose la version d’origine du «Bourgeois Gentilhomme», paroles de Molière, musique de Lully. Tout est réuni pour faire de cette recréation une réussite : la mise en scène comme le rôle du bourgeois sacré «Mamamouchi» sont confiés à Gérôme Deschamps, qui possède une vision très personnelle du personnage.
Plutôt que de se moquer constamment de lui, il veut le tirer vers le rêve, le trouvant plus touchant que ridicule : «Et je veux ici faire partager sa solitude au milieu de ceux qui le dupent, son émerveillement devant le paradis qu’il croit voir s’ouvrir sous ses yeux.» En effet, peut-on représenter aujourd’hui l’excellent bourgeois dans la tradition de la Comédie Française à la Louis Seigner ? On verra donc ce qu’en fait Deschamps, et comment cette «turquerie» avec Grand Turc jouant du sabre peut résonner aujourd’hui.
Pour gagner son pari, le comédien-metteur en scène est épaulé par ce qu’il y a de mieux dans le domaine baroque français : le grand maestro Marc Minkowski lui-même sera à la baguette (relayé par Thibault Noally justement), intervenant chaque fois que Lully a prévu de brefs intermèdes musicaux, et pas seulement lors des ballets. Ce sera presque, déjà, de l’opéra. Et parions que chacun reconnaîtra l’entêtant leitmotiv.
Lise Bloch-Morhange
« Samson », Handel, Leonardo Garcia Alarcon, CD Ricercar Outhere
« Il Martirio di Santa Teodosia » , Scarlatti, Thibault Noally, CD Aparte
« Betulia Liberata », Mozart, Christophe Rousset, CD Aparte
LE BOURGEOIS GENTILHOMME, Molière-Lully, Opéra Comique,
10 représentations du 28 septembre au 8 octobre
Bonjour Lise,
Merci de nous ouvrir les oreilles sur ces œuvres. N’étant pas féru de Handel (j’ai un peu hésité à reconnaître Händel ou Haendel… je ne sais quelle est la « bonne » écriture, et la prononciation qui va avec) je suis allé écouter Messiah sur Youtube. J’y ai découvert une interprétation à la fois légère (par le nombre d’interprètes) et forte (par la qualité de l’interprétation et l’émotion qui s’en dégage) : https://www.youtube.com/watch?v=VI6dsMeABpU par le Collegium 1704 de Prague dirigé par le jeune Vaclav Lucs. Très loin des « shows » où les chœurs pléthoriques masquent complètement l’orchestre (ex : https://www.youtube.com/watch?v=VI6dsMeABpU par le Mormon Tabernacle Choir).