Le monde se divise en deux catégories : ceux qui aiment les voyages et ceux qui les redoutent. Il y a aussi ceux qui adorent les hôtels et ceux qui les considèrent comme une désagréable nécessité. Il existe encore une autre catégorie, plus rare et peut-être plus raffinée. Elle est constituée de ceux qui rêvent de passer leur vie à l’hôtel… et ne sont pas forcément amateurs de voyages. C’est surtout parmi les artistes et écrivains que l’on trouve ces voyageurs immobiles. Disparu en 2008 à l’âge de 94 ans, l’écrivain égyptien Albert Cossery, auteur notamment de “Mendiants et orgueilleux“, a résidé plus de soixante ans dans la même chambre de l’hôtel de la Louisiane, au cœur de Saint-Germain-des-Prés. Dans un autre registre, on sait que la comédienne Pauline Carton, très populaire au théâtre et au cinéma entre 1930 et 1960 grâce à ses rôles de concierge ou de femme de chambre, n’avait jamais, dans sa vie d’adulte, vécu ailleurs qu’à l’hôtel.
Le nom de Marcel Proust est bien évidement lié au Grand Hôtel de Cabourg, devenu lieu de pèlerinage pour les amoureux de l’écrivain. Toute la ville vit aujourd’hui dans son souvenir, au point que des cours de cuisine y enseignent la fabrication de la madeleine de Proust. Le Ritz de la place Vendôme, où une suite porte son nom, garde également la trace vivace de l’auteur de « La Recherche » qui avait assisté à l’inauguration de l’établissement et y avait donné de nombreux dîners réunissant le tout-Paris de l’époque. Le nom de ce palace parisien évoque aussi immanquablement l’écrivain Ernest Hemingway, qui s’y était installé sur les conseils de Scott Fitzgerald. Le bar de l’hôtel devint son quartier général, en échange de quoi il porte aujourd’hui son nom.
On ne sera pas surpris de trouver la trace d’Hemingway, qui aimait les voyages, dans un certain nombre d’endroits de la planète, à tort ou à raison : pour un hôtelier ou un restaurateur, il est toujours prestigieux d’affirmer que l’écrivain, prix Nobel de littérature 1954, a fréquenté son établissement. Au point qu’à Madrid tout près de la plaza Mayor, un restaurant affiche à sa devanture, avec humour : « Hemingway never ate here » (« Hemingway n’a jamais mangé ici »).
On trouvera sa trace plus authentique à La Havane, à l’hôtel Ambos Mundos (image d’ouverture), où il occupa dans les années 1930 la chambre 511, louée à l’année pour 1,50 US dollar par jour. La chambre reçoit aujourd’hui la visite des touristes qui peuvent y voir la machine a écrire “Royal“ sur laquelle aurait été rédigé “Pour qui sonne le glas“, sans doute entre deux mojitos au bar Florida tout proche.
Tous les hôtels ne possèdent pas de souvenirs aussi prestigieux. À Bruxelles, si l’hôtel « À la ville de Courtrai », à deux pas de la Grand-Place, n’existe plus, une association a cependant pris la peine d’apposer une plaque indiquant « À cet endroit, le 10 juillet 1873, Paul Verlaine blessa Arthur Rimbaud d’un coup de revolver », précision géographique qui ne remet pas en cause les connaissances littéraires ni sur Verlaine, ni sur Rimbaud. On ne peut quitter Bruxelles sans évoquer Baudelaire qui séjourna à partir du 24 avril 1864 à l’hôtel du Grand Miroir, rue de la Couronne (démoli en 1959, devenu aujourd’hui la Maison des notaires). Le poète qui vivait sans doute les pires moments de son existence, se retrouve confronté aux problèmes d’argent et doit ruser, comme l’indique une lettre au notaire Narcisse Ancelle, le 25 janvier 1865 : « Mon cher ami, je vais donner encore à l’hôtel les 150 fr dont le reçu est joint à cette lettre. La note montait encore un peu plus haut que je ne croyais. Je ferai ainsi patienter les gens… »
À Paris, l’auteur des Fleurs du mal avait vécu une vie de nomade, allant d’hôtel en hôtel, souvent pour échapper à ses créanciers. On a dénombré plus de 30 résidences différentes ! Le plus long de ses séjours est celui qu’il passa de 1859 à 1864 à l’hôtel de Dieppe, 22 rue d’Amsterdam (9e), bien qu’il s’y déclarât « aussi mal que possible ».
Si Baudelaire ne fréquentait les hôtels que parce qu’il y était contraint, ce n’est pas le cas d’autres écrivains qui adoptent ce mode de vie pour des raisons de confort ou de tranquillité. On connaît le choix que fit Vladimir Nabokov, après le succès de « Lolita », de s’installer en 1961 au bord du lac Léman, au Montreux Palace qui lui avait été conseillé par Peter Ustinov. Il y restera jusqu’à sa mort en 1977 n’en sortant que rarement, si ce n’est pour pratiquer la chasse au papillons, l’une de ses grandes passions (ses connaissances étaient reconnues de la communauté scientifique et sa collection de plus de 4000 lépidoptères se trouve aujourd’hui au musée de zoologie de Lausanne). À sa disparition, son épouse Véra continuera d’occuper la suite de l’hôtel pendant quatorze ans.
Les palaces suisses ont toujours eu un grand pouvoir d’attractivité sur les écrivains ou artistes consacrés. Sur le livre d’or du palace Richmond à Genève où elle venait de passer trois mois, Colette écrivit en 1947 : « Gardez-moi chez vous mon petit balcon ensoleillé couvert d’oiseaux, mon horizon de lac et de verdures ». Ce souvenir rend encore plus douloureux l’annonce toute récente de la fermeture prochaine, et pour une durée indéterminée, de l’établissement, vaincu par la crise du covid 19.
Le cas d’Apollinaire est assez particulier. Il ne fut pas précisément un habitué des hôtels mais, sa vie ayant été aussi peu sédentaire que possible, il visita un certain nombre d’endroits dont la plupart gardent aujourd’hui la trace de sa venue. L’exemple le plus étonnant est celui de Prague où Apollinaire passa au maximum deux nuits en 1902. Suffisamment pour qu’il publie la même année dans la Revue Blanche « Le Passant de Prague » et qu’il évoque ensuite la ville dans « Zone ». Apollinaire avait logé dans une modeste auberge aujourd’hui disparue, mais les Praguois, qui vénèrent le poète, menèrent l’enquête. On opta pour la rue Na Poříčí, près de l’ancienne gare Francois-Joseph et en 2012, 110 ans après la venue du poète, l’ambassadeur de France inaugura un buste souvenir, œuvre du sculpteur autrichien Heribert Maria Staub (c-contre). Un bronze qui présente un visage assez sinistre du poète, il faut bien le dire.
À Nîmes, l’idylle amoureuse vécue par Guillaume et Lou, en décembre 1914, a rendu célèbre l’Hôtel du Midi et de la Poste, square de la Couronne. L’hôtel est aujourd’hui transformé en appartements mais la plaque rappelant cet épisode important de la vie d’Apollinaire a retrouvé sa place.
D’une façon générale, le thème de l’hôtel n’est pas rare dans les écrits d’Apollinaire. « La chambre est veuve / Chacun pour soi / Présence neuve / On paye au mois » lit-on dans le poème qui s’intitule précisément « Hôtels » (dans Alcools). « Hôtel » est encore le titre de la petite pochade d’abord publiée dans la revue italienne « Lacerba » le 15 avril 1914, puis recueillie dans « Le Guetteur mélancolique » avant de devenir de façon totalement inattendue un succès quasiment planétaire grâce à la version, retouchée et augmentée, qu’en donna le groupe Pink Martini (1) en 1997 : « Ma chambre a la forme d’une cage / Le soleil passe son bras par la fenêtre … ». N’oublions pas le merveilleux « Montparnasse » dont Poulenc fit en 1945 l’une de ses plus émouvantes mélodies : « Ô Porte de l’hôtel un ange est devant toi / Distribuant des prospectus / On n’a jamais si bien défendu la vertu / Donnez-moi pour toujours une chambre à la semaine ».
Gérard Goutierre
Comme toujours G.H Goutierre nous régale de sa plume érudite, mais jamais pesante.
Quelle jolie pérégrination d’une chambre d’hôtel à l’autre, sur les pas des écrivains voyageurs… Il est vrai qu’Ernest Hemingway a laissé des traces en de multiples lieux, hôtels…, et surtout bars, comme le Harry’s Bar à Venise, où il puisa son inspiration dans force cocktails Bellini !
Magnifique sujet qui mériterait un livre ! J’adore les hôtels car finalement, n’est-ce pas là, que débarrassé de son encombrant chez soi l’on est le plus soi-même ? Un air de liberté y flotte assurément. Tu as raison de souligner que ceux qui ont vécu à l’hôtel n’étaient pas des écrivains voyageurs….
A Paris, dans le 14 ème arrondissement, au 24 rue Cels, une plaque sur l’Hôtel Mistral
apprend au voyageur que Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre ont habité là, dans des chambres séparées, pendant les années 40, comme l’indique le site de l’hôtel .
Il convient de ne pas oublier Olivier Rolin, avec la « Suite à l’Hôtel Crystal », et « Bakou, derniers jours »…
Rive gauche, encore, la rue Cujas abrite l’Hôtel des Trois collèges, lieu prisé, en son temps, des argentins désargentés, du colombien Gabriel Garcia Marques qui y composa plusieurs romans, et de Miklos Radnoti, traducteur hongrois de Guillaume Apollinaire.