Tremblements d’Arménie

Cette photo intrigue en même temps qu’elle étonne. Cinq personnes sont assises sous un ciel qui annonce l’orage. Il y a ce monsieur en costume avec sa canne et son chapeau. Une dame en uniforme qui tient un parapluie rouge. Une autre qui semble applaudir, son sac à ses pieds. Et deux autres que l’on ne voit pas parce qu’elles sont cachées derrière un parapluie. On sait que c’est en Arménie parce que c’est l’objet d’un livre qui vient de sortir aux éditions « D’une rive à l’autre ». Mais comme toutes les photos ici rassemblées par Patrick Rollier, elles ne comportent pas de légende. L’auteur a choisi d’entretenir le mystère qui prévaut encore sur ce pays lointain. À l’aide de vues intimistes, esthétiques et nostalgiques, il nous livre bien davantage un rêve qu’un documentaire.

Lorsque Robert Guédiguian avait, il y a quelques années réalisé son beau film « Le voyage en Arménie » avec Ariane Ascaride et Gérard Meylan, il s’était attaché au contraire à nous faire partager les contrastes d’une contrée et d’une population, entre reliquats post-soviétiques, traditions séculaires  et tentatives de s’inscrire dans la modernité. On y croisait des gens fort pauvres et des affairistes plongeant sans retenue dans les travers de l’argent facile.

Patrick Rollier en revanche s’est appliqué à braquer son objectif sur des gens et des lieux déshérités. Une population qui a subi de nombreux traumatismes entre le tremblement de terre de 1988, la chute de l’Union soviétique, l’indépendance, le conflit frontalier du Haut-Karabakh (ou Haut-Karabagh). Patrick Rollier a accompli huit voyages entre 2015 et 2018, photographiant tour à tour des gens, des sites désaffectés, des paysages minéraux. À partir des témoignages verbaux qu’il a recueillis et transposés au fil des pages, il a trouvé son titre, « Arménie, année zéro », c’est à dire celle qui forme un nouveau point de départ après le tremblement de terre qui fit des milliers de victimes, de blessés et de sans-abri. Il dit avoir « été profondément ému par toutes ces histoires personnelles dans lesquelles s’imbrique l’histoire de l’Arménie. Ému par la capacité à rebondir de la plupart des gens, à l’instar de Sizak qui, ingénieur, a dû louer des vaches et aller sur les marchés vendre le lait pour subvenir aux besoins de sa famille après la fermeture de son institut de recherche ». Ce Sizak qui avoue de son côté qu’il est bien « dur de subir un destin pareil » après avoir travaillé toute une vie dans un registre bien différent. Ou encore Jeanna qui confesse n’avoir pas eu dans sa vie d’autres familles que son pays avant de conclure: « Je suis née ici, j’ai vécu ici, je ne suis jamais sortie d’ici. Et je ne vais pas sortir d’ici ».

En fait, dans ce livre joliment relié, ce sont les témoignages qui se substituent aux légendes du parcours photographique. Lequel relève davantage d’un travail artistique où le désarroi et le désenchantement sont omniprésents. Sous l’œil de Patrick Rollier, l’Arménie, bien plus que le berceau du christianisme, s’apparente à une terre de désillusions, en perte de repères. Après des siècles d’histoire qui ont vu ses frontières se rétrécir outrageusement, en raison de voisins pour le moins malveillants, y compris la perte ultra-symbolique du Mont Ararat, incorporée en Turquie en 1921.

Il est frappant de constater que l’auteur n’en a ramené nulle gaieté, au contraire de Guédiguian qui avait fait du tout en un. L’année « zéro » appellerait logiquement une suite plus optimiste et donc bienvenue. L’Arménie éternellement convalescente vaut bien un voyage supplémentaire. Une certaine frustration dès la fin du livre, qui reste d’évidence à soulager dans un deuxième volet et si possible avec le même talent.

 

PHB

« Arménie, année zéro ». Patrick Rollier
Éditions d’une rive à l’autre, 38 euros

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