La preuve par l’absurde

Le fait qu’un distributeur de films américain s’est décidé à ôter de son catalogue le film « Autant en emporte le vent » pour ses « préjugés racistes » a suscité un débat. C’est une tendance que l’on observe depuis plusieurs années. Celle qui consiste à purifier le passé en l’indexant sur l’évolution morale. Celle aussi qui revient pour un auteur ou un artiste à se censurer de ses propres mains afin de ne pas contrevenir au politiquement correct. Or il se trouve qu’au début de l’année, est sortie en librairie, une fort amusante BD traitant des absurdités du siècle en cours. Intitulé « Faut pas prendre les cons pour des gens », l’album s’ouvre précisément sur une histoire mettant en scène, dans une librairie, une acheteuse des « Misérables », le fameux roman de Victor Hugo. Comme elle s’étonne auprès du vendeur de découvrir des pages pratiquement vides, celui-ci lui explique qu’il a fallu tenir compte des remarques d’une association contre la maltraitance des enfants, du syndicat des policiers qui s’offusquait de voir leur profession « stigmatisée » à travers le suicide de Javert et, également, des féministes s’indignant de la prostitution de Fantine.

Emmanuel Reuzé et Nicolas Rouhaud n’ont eu qu’à se baisser pour inventer des histoires autour de ce qui cloche gravement au sein de la société contemporaine. Cette démonstration par l’absurde est drôle mais surtout grinçante. Les auteurs se sont par exemple intéressés à la progression des caisses automatiques dans les supermarchés. On voit désormais ces engins partout avec de vraies caissières non loin qui parallèlement assistent à la mise à mort cynique de leur emploi. Emmanuel Reuzé et Nicolas Rouhaud ont poussé le bouchon encore plus loin en imaginant les clients se substituer au directeur, au magasinier chargé d’achalander les rayons et jusqu’à une cliente ex-caissière au chômage chargée de se remplacer elle-même. Si vous avez bien suivi.

L’un des clous de l’affaire a été facilement trouvé. Un quidam a décidé de déclencher sa ceinture d’explosifs à l’intérieur d’un centre d’art contemporain afin de « détruire la culture occidentale dépravée ». Sauf qu’il n’y voit rien d’exposé et s’en alarme auprès de la médiatrice. Laquelle lui explique qu’en « offrant au spectateur une salle vide, l’artiste questionne la notion d’espace de monstration et interroge le concept même d’œuvre d’art » débouchant sur une « non-œuvre ». Très convaincante, la dame lui assène finalement qu’il s’agit d’un geste « curatorial radical » questionnant « l’instance visiteur sur le non-espace des possibles ». Franchement on s’y croirait tant la blague rappelle certaines supercheries que l’on peut effectivement trouver dans certains fonds régionaux d’art contemporain échappant désormais à tout contrôle.

Sur le terrain sans limite de l’absurdité qui nous harcèle, les deux auteurs s’en donnent à cœur joie comme cette entreprise distribuant des lettres d’adieu pré-remplies pour faciliter le suicide de ses employés. Ou encore en dressant le portrait d’un homme condamné par la médecine mais persuadé que tout peut s’acheter y compris sa rémission. La chute est une trouvaille savoureuse puisque l’on peut lire sur sa tombe: « forte récompense à qui me sortira de là ».

Le titre de l’album « Faut pas prendre les cons pour des gens » interpelle par ailleurs. Car celui qui de nos jours parle des « gens » et à plus forte raison des « cons », ne s’inclut jamais dedans. En effet quand telle personnalité politique ou tel éditorialiste abonné des plateaux télé, évoque par exemple les « gens qui ne comprennent pas », on sent bien qu’il gravite de son côté dans les étages du dessus. Là où se trouvent les autres gens, ceux qui ont un accès illimité à l’information et qui comprennent tout jusqu’à s’en étourdir de satisfaction. C’est là tout le côté salutaire de cet ouvrage que de nous faire rire (un peu jaune quand même) en s’inscrivant sans peine dans une actualité qui ne se regarde pas dérailler.

PHB

« Faut pas prendre les cons pour des gens ». Emmanuel Reuzé/Nicolas Rouhaud Fluide Glacial. 12,90 euros

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3 réponses à La preuve par l’absurde

  1. Cher Philippe,
    peut-être faudrait-il se montrer un peu plus circonspect sur le retrait de « Autant en emporte le vent » de la plate-forme HBO Max. Sachant que cette nouvelle plate-forme de streaming vient de se lancer, elle a annoncé, alors que le mouvement « Black Lives Matter » s’étend partout, retirer temporairement le film avant de le reprogrammer avec des commentaires situant l’oeuvre dans le contexte de l’époque.
    Parallèlement Amazon ou Netflix ont décidé de programmer ou reprogrammer des oeuvres d’artistes noirs, comme le merveilleux « Moonlight » oscarisé en 2017 que j’avais chroniqué.
    Ce mouvement « Black Lives Matter » où pour la première fois les Blancs ont rejoint les Noirs est d’une telle importance dans cette Amérique hélas trumpienne qu’il chamboule bien des choses, et jusque chez nous où en Belgique où l’on déboulonne des statues d’anciens négriers.

  2. Ella dit :

    MERCI DE VOTRE MESSAGE

  3. Ella dit :

    ah le clavier était sur bloqué sur majuscule…mais crier un peu ç’a fait du bien !

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