En ce temps-là, Lucky Luke avait toujours son mégot au bec. On n’avait pas encore enlevé sa pipe à monsieur Hulot ni au commissaire Maigret. Des émissions de télévision se déroulaient, aux heures de grande écoute, sous un épais nuage de fumée dont les volutes rendaient parfois les visages flous tout en exacerbant les discussions des invités. On pouvait, sans réservation, acheter un billet de train, se choisir une place et allumer une cigarette sans subir la réprobation générale.
Est-ce si lointain ? L’ensemble des trains de la SNCF a été déclaré « non fumeurs » en décembre 2004. En 2016, l’interdiction s’est élargie à tous les espaces publics, dont, naturellement, les gares (et aussi les bar-tabacs, ce qui semble pour le moins incongru). Depuis vingt ans, Air France, comme la totalité des compagnies aériennes, ne propose plus que des vols « non fumeurs ».
Nous n’avons jamais connu de cinéma ouvert aux fumeurs mais l’interdiction n’était pas seulement due au risque d’incendie : c’était surtout parce que les vapeurs nicotiniques et goudronesques finissaient par encrasser l’écran.
Peu de substances naturelles ont connu la même popularité que celle que l’on appelle encore « l’herbe à Nicot ». Pauvre Jean Nicot ! Envoyé comme ambassadeur au Portugal, ce savant linguiste et lexicographe commit l’imprudence, en 1560, de vanter les vertus de cette plante récemment importée des Indes. Résultat : l’humanité découvre la « nicotine ». Le tabac devient vite une drogue à la mode. Mâchée, chiquée ou fumée, parée de vertus médicinales mirifiques, elle est censée couper la faim, soigner les diarrhées, soulager les maux de tête et guérir différents troubles dermatologiques.
Sganarelle, dans le Dom Juan de Molière (1665) en fait un éloge qui serait certainement censuré aujourd’hui : « Il n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu ». Au tout début du XIXe siècle, dans ses “Rêveries sur la nature primitive de l’homme“, Pivert de Senancour écrit : « L’opium dans l’orient, le bethel vers le Gange, la coca dans les mines du Porose, le tabac, le café, les liqueurs spiritueuses chez tous les peuples ont produit des goûts qui ne périront point, quoiqu’ils ne soient pas fondés sur des besoins absolus », ce qui se traduira de façon assez triviale au milieu du XXe siècle par une rengaine à la mode : « Cigarettes et whisky / et p’tites pépées / nous laissent groggy / et nous rendent tous cinglés ».
Aujourd’hui, la dangerosité et la toxicité de l’herbe à Nicot sont suffisamment établies pour que personne ne puisse, sérieusement, envisager sa réhabilitation. Tout en réfutant toute nostalgie, il faut cependant bien admettre que cette disparition progressive et inéluctable ne va pas sans causer quelques dommages collatéraux. En particulier celui de priver la poésie de l’une de ses sources majeures d’inspiration. Si l’on en voulait une preuve, il suffirait de feuilleter le numéro spécial d’une revue sobrement intitulée “Poésie I“, publiée en 1978 par les éditions du Cherche-midi (et qu’avec un peu de patience on peut dénicher chez un bon libraire d’ancien). Sous le titre « La poésie ne part pas en fumée », cette instructive anthologie regroupe les poètes qui, chacun à sa façon, ont célébré le tabac, d’Apollinaire à Voltaire, en passant par Baudelaire, Cocteau, Théophile Gautier, Michel Leiris, Pierre Louys, Mallarmé, Paul Morand, Rimbaud, Prévert, Reverdy, Jules Romains, André Salmon, Toulet, Tzara, Verlaine, Louise de Vilmorin… Toutes les grandes figures sont là.
Dans la plupart des textes, il ne s’agit pas d’un phénomène occasionnel ou anecdotique, ni d’un simple élément du décor. Pour les poètes, l’usage du tabac touche à l’intime : « Je suis la pipe d’un auteur… J’enlace et je berce son âme » (Baudelaire) . Ce plaisir solitaire incite au rêve ou à la rêverie. Par ailleurs, le fait de fumer est souvent associé à la volupté, notion qui s’accommode mal d’une époque plutôt tournée vers l’hygiénisme, voire le puritanisme. Le tabac peut aussi être signe d’affranchissement : première femme à porter des pantalons d’homme, George Sand était connue pour fumer la pipe.
Dans son texte de présentation, le journaliste Frédéric Edelmann étudie très finement les différentes formes que prend le mariage entre le tabac et la poésie, selon les époques et selon les styles. Au détour d’un paragraphe, et sans qu’on le cherche, apparaît Guillaume Apollinaire qu’il considère comme « le chantre incontesté des fumées du tabac bleu horizon ». Nous connaissions le goût d’Apollinaire pour la pipe ou la cigarette. Les nombreuses caricatures qu’en fit Picasso (autre grand fumeur) en témoignent. Le voici quasiment élevé au rang d’un maître en la matière. Une distinction inattendue… Expliquerait-elle le prix relativement élevé obtenu par ses pipes ou tabatières, lors d’une vente aux enchères à Drouot (photo ci-contre) en novembre 1999 ?
Gérard Goutierre
Voir aussi, « Apollinaire ne veut pas travailler, il veut fumer » (2017)
Encore une fois nous sommes sur un nuage…de fumée en vous lisant cher Gérard Goutierre, j’ai eu subitement dans l’oreille la voix de Eddie Constantine chantant avec sa voix rauque Cigarettes et whisky et p’tites pépées et ça au petit matin, la journée s’annonce bien
Jusqu’à une loi prumulguée en 1976, il était possible de fumer dans les salles de cinéma.
« Fellini Roma » et « Cinéma paradiso » me semble-t-il, nous donnent une idée de
l’atmosphère « à couper au couteau » comme on disait alors …
Quelle volupté quand j’ai allumé ma première cigarette de la journée et que j’ai lu votre texte, taffe après taffe… Merci pour ces images pas si lointaines mais désormais d’un autre temps !
Dans un registre addictif cousin, et finalement poétique, il me souvient avoir entendu mon grand-père chuchoter : « dans le doute, absinthe-toi ».
Comment la poésie partirait-elle en fumée, cher Monsieur Gouttière, alors que c’est si souvent le tabac qui permit aux êtres de révéler la magique quintessence du monde que nous respirons ?
Absorbées, inhalées, sucées, mâchouillées, ces grandes feuilles apportées en Europe depuis l’Amérique par les conquistadores en 1560, furent offertes à Catherine de Médicis par Jean Nicot, ambassadeur de France au Portugal. Elles étaient parées de vertus les plus extravagantes, entre autre celle de faire passer les royales migraines. Ce fut vrai, dit-on, et jusque vers la fin du XXème siècle que n’a-t-on pas attribué comme conséquences heureuses aux usages du… tabac ?? Même les enfants, dans leur jeune âge, s’endormaient lorsqu’on fredonnait à leurs oreilles j’ai du bon tabac dans ma tabatière… Cette comptine, écrite par un littérateur mondain né au XVIIème siècle, Gabriel-Charles de l’Attaignant, vantait les mérites insoupçonnés de la plante aux grandes feuilles. Comment après avoir été bercé par une telle comptine, ne pas tâter de la substance sous quelque forme qu’elle fut. ? Et sont-ce ses vertus supposées qui permirent à de nombreux usagers de révéler leurs talents endormis de poètes talentueux ?
George Sand – puisque vous la nommer – aurait-elle écrit durant toutes les nuits entières de sa vie, dans la chaleur étouffante ou le froid extrême de sa chambre de Nohant sans son tabac que déjà elle réclamait à son Casimir de mari, peu après la naissance de sa fille, le 28 octobre 1828, en ces termes : « Mon bon ami, apporte-moi du tabac, celui d’ici ne vaut rien. Choisis-le moi bien fin et à odeur de rose… »
À odeur de rose ou pas, le tabac fut précieux, on le conservait dans de riches tabatières ou de jolies boîtes, c’était selon sa fortune, et ce trésor qui révélait qui l’on était, n’était pas pour n’importe quel vilain nez !