Dans son livre de cuisine paru pour la première fois en 1954, Alice Babette Toklas livre sa recette de « Fondants au haschisch » qu’elle tenait elle-même d’une certaine Madame Barry. Et sa recette vaut moins par son contenu que par ses commentaires. Elle disait que la formule qui comprenait notamment des dattes dénoyautées, pouvait convenir aux dames d’un club de bridge et aussi bien aux membres ultra-conservatrices de la « Daughters of the American Revolution ». Elle mentionnait que l’ingestion de cette friandise pouvait conduire à de « grands éclats de rire, des rêves extatiques, une extension de la personnalité sur plusieurs niveaux simultanés ». Et concluait drôlement en affirmant que « presque tout ce que Sainte-Thérèse a fait, vous pouvez le faire encore mieux si vous acceptez de vous laisser aller à un évanouissement éveillé ». Alice Toklas ne se contentait pas de livrer des recettes, elle les contextualisait et les accompagnait d’anecdotes avec un humour givré.
Elle était née en 1877 à San Francisco et elle a été enterrée en 1967 au cimetière du Père-Lachaise à Paris. Surtout elle a été la compagne, la secrétaire, la cuisinière, la femme à tout faire de Gertrude Stein (1874-1946), grande collectionneuse d’art moderne. Son livre de cuisine, « The Alice B. Toklas Cookbook » a été traduit en français et publié par les Éditions de Minuit en 1981. On l’aura compris, l’ouvrage mêle des recettes de haute volée (en grande majorité françaises, mais aussi espagnoles ou américaines) et des anecdotes qui en disent long sur sa complicité affective avec Gertrude Stein. Sur près de 260 pages, le lecteur est assuré d’aller de rires en étonnements tout en éprouvant de furieuses envies de déguster des « chaussons aux écrevisses » , de ressentir une irrésistible curiosité pour « les pointes d’asperges de Madame Loubet » ou encore le « gigot de la clinique » mis au point par un chirurgien de province.
Alice et Gertrude étaient folles de bouffe. Les repas qu’elles offraient dans leur logement de la rue de Fleurus où se pressaient des personnalités comme Henri-Pierre Roché, Picasso, Matisse, Apollinaire ou plus tard Hemingway ou Fitzgerald, ne comptaient pas pour rien dans la révolution artistique et culturelle en cours. Plus tard elles ont découvert les terroirs de France au volant d’une Ford T qu’elles appelaient Tante Pauline. Elles deux avaient vraiment des personnalités hors pair. Alice raconte que Gertrude savait changer les bougies de la voiture mais avait renoncé à comprendre comment fonctionnait la marche arrière. Pour cette pythie de l’art moderne cela n’avait pas d’importance dans la mesure où, pensait-elle, elle ferait comme l’armée française sur le front de la guerre de quatorze, elle ne reculerait jamais. Elle ne le fit qu’une fois, aidée par les forces de police, afin de laisser le président Poincaré et sa suite entrer au Sénat dont elles bouchaient l’entrée.
Difficile de dire si un livre de cuisine a jamais régalé à ce point au propre comme au figuré. Alice avait pourtant déclaré que la rédaction d’un tel ouvrage n’avait rien à voir avec ce qui s’appelle écrire. Son amour de la gastronomie tenait de l’apostolat maniaque, d’une volonté dévorante. Un jour qu’un tiers lui avait apporté une carpe vivante, elle s’était demandé comment la tuer tandis que la pauvre bête frétillait sur la table. Dans la rubrique « Meurtre à la cuisine », elle indique qu’elle se résolut à lui porter le coup de grâce avec un couteau, à la base de la colonne vertébrale. « Chancelante, raconte-t-elle après son forfait, je me suis effondrée dans un fauteuil avec mes mains encore souillées, j’ai cherché une cigarette et je l’ai allumée en attendant que la police vienne m’arrêter ». C’était là son préambule avant la livraison de la recette de la « Carpe farcie aux marrons », servie très chaude et accompagnée de nouilles.
Quand la Ford T a fini par rendre l’âme, Gertrude et Alice ont choisi un modèle plus bourgeois qu’elles ont baptisé « Lady Godiva ». C’est avec ce véhicule qu’elles ont parcouru le département de l’Ain afin de dénicher la maison idéale. La façon dont elles ont fini par en acquérir une, racontée en détail, montre bien comment rien n’arrêtait les deux amies. Car les maisons qui étaient à louer ou à vendre ne leurs plaisaient pas. Et celles qui les charmaient n’étaient ni à vendre ni à louer. Et justement un jour, elles tombèrent sur un logis de rêve, mais qui était occupé. Son locataire était un officier en garnison à Belley, la capitale historique de la province du Bugey. Il fallait quand même qu’elles eussent un culot énorme pour décider de faire jouer leurs relations à Paris dans le but de déloger par promotion, le capitaine en question. C’est incroyable mais la hiérarchie de l’officier, pour complaire aux deux dames, fit passer à l’homme des examens censés le conduire à une promotion puis à la mutation espérée. Il ne devait pas être doué car il échoua deux fois. Néanmoins elles continuèrent à insister jusqu’à ce que, de guerre lasse, les autorités trouvassent enfin à l’officier un poste en Afrique. La voie du paradis sur Terre s’en trouvait libérée pour Alice et Gertrude, mais c’est dire l’entêtement dont elles étaient capables pour arriver à leurs fins.
Le livre de Alice Babette Toklas donne un aperçu vertigineux de tout ce que la gastronomie semble, de nos jours, avoir passé par pertes et profits. Qui aujourd’hui pourrait en effet prétendre avoir goûté au « chapon de Katie », au « foie de mouton à la patraque », au « poulet à la comtadine », aux « pigeonneaux en pyjama », aux « truites en chemise », aux « alouettes à la conchita Hernandez » ou encore au « boeuf en daube Nicolette »? Nous en sommes réduits désormais aux salades au quinoa, aux soupes miso ou encore, vu dans Marie-Claire, à une » salade de truite aux pousses d’épinard et pamplemousse rose ». Rien qu’à voir l’image d’illustration, il nous pousse une envie de gigot de sept heures farci aux huîtres et baignant dans une sauce au vermouth.
PHB
« Le livre de cuisine d’Alice Toklas » Éditions de Minuit
Pour qui aime les personnes originales du début du 20ième siècle, et ne se prenant pas au sérieux, ce livre est un régal. Je ne sais pas s’il en est de même des recettes car je n’ai jamais osé en entreprendre une, tellement la liste des ingrédients est longue et précise, les quantités assez extravagantes et la façon de mettre tout cela en œuvre élaborée. J’ai envoyé à Pâques, en plein confinement, la recette du gigot de la clinique à un ami fin cuisinier, qui m’a promis de la réaliser et de m’inviter.
Une anecdote, qui n’est pas dans le livre : elle a vécu plus longtemps que sa compagne Gertrude Stein et est effectivement enterrée dans la même tombe au Père Lachaise. Mais pour trouver le nom de Toklas sur celle-ci, il faut faire le tour de la tombe car il est gravé, à sa demande, au dos de la pierre verticale portant de face celui de Gertrude Stein. Elle a sans doute voulu montrer ainsi sa position de retrait, que l’on voit sur les photos du « couple », par rapport à sa « patronne ». Et aussi son sens de l’humour.
Cher Philippe, vous avez l’art d’aiguiser nos appétits, de nourritures terrestres et autres. Merci, Claude
Je reconnais que sans l’email d’Yves reçu à Pâques, jamais je n’aurais pu imaginer les recettes recueillies par Alice Toklas dont je ne connaissais pas non plus le lien affectif avec Gertrude Stein. Mais son livre de cuisine, que je me suis immédiatement procuré,
est effectivement une source d’étonnements pour ne pas dire d’éblouissements, sans parler de sa fine analyse du Paris des réceptions et de la domesticité de l’entre deux guerres.
Donc, je compte bien faire ce fameux gigot de la clinique, non sans avoir pris l’avis de quelques bouchers sur le caractère consommable d’une viande marinée pendant 8 jours. Pour l’instant les avis oscillent entre l’horreur et l’incrédulité. Mais je ne désespère pas !
Par contre pour les « Fondants au haschisch » j’avoue renoncer devant l’obstacle. D’abord trouver la fameuse « petite botte de Canibus Sativa » de la recette risque de m’emmener un peu loin de mon épicerie préférée (Epicerie Izrael, rue François Miron, une institution), ensuite je vois mal mes invités rentrer chez eux dans l’état que décrit Alice pour les Daughters of the american revolution.
Je ne manquerai pas de revenir vers vous après tests sur les volontaires .