Jamais l’abstraction n’a autant justifié sa nécessité. Tout est dans le verbe sinon dans le mot. Philosophiquement, l’abstraction définit la capacité de l’intelligence à se séparer du réel pour des besoins variés. Il s’agit ni plus ni moins d’une évasion mentale qu’un Mondrian avait poussée jusque dans ses plus lointaines extrémités. Encore ne s’agissait-il que d’art inoffensif.
Ainsi dans « Histoire de la Révolution française », Jules Michelet avait dit de Robespierre à propos de son « abstraction impitoyable » qu’il ne voulait plus un être un homme « mais un principe vivant ». Pour qui considère un peu l’histoire, on voit que cela peut aussi engendrer des conséquences pas toujours pacifiques.
En revanche, lorsque le concierge indique qu’il est « dans l’escalier », tout le monde a depuis longtemps compris qu’il s’offre une petite détente à bon prix dans le vaste domaine des étages supérieurs et ce faisant il se met à l’abri des solliciteurs. En la matière, il ne pratique rien d’autre qu’une abstraction opportune, ordinaire. Il ne peut décemment préciser qu’il est pour l’heure, introuvable. Pour lui la quatrième dimension est un étage magique qui le délivre de la distribution du courrier. Il est de l’autre côté du miroir, en toute liberté, intraçable, in abstracto.
C’est une joie très simple à saisir que mettre de la sorte les voiles à la barbe des autorités qui nous ont consignés. Nous avons appris cette technique à l’école, nous l’avons perfectionnée dans les transports en commun et pratiquée tel un onanisme mental durant toutes les réunions de bureau que la vie nous a fait péniblement traverser. Nous rêvassions, nous nous soustrayions, nous prenions mille chemins de traverse, mille lignes de fuite. Notre présence n’était visible que pour les autres lesquels ne devinaient pas toujours que nous nous étions absentés, abstraits précisément d’une réalité pesante. Davantage à l’école, moins dans les transports en commun, le risque était néanmoins le flagrant délit d’escapade, lequel valait alors punition sous forme de corvée de lignes ou de piquet coiffé d’un bonnet d’âne.
Mais les risques et périls sont bien le propre d’une cavale. Sauf dans la claustration qui nous occupe aujourd’hui, car il ferait effectivement beau voir que l’on vienne nous reprocher à domicile des virées dans le bleu généreux d’un Joan Miró (ci-dessous) au lieu de se taper le bourrage de crâne des infos en continu. Le monde est en perdition, nos gouvernants sauront prendre les bonnes mesures, cela ne nous pas pas échappé, inutile d’insister.
Dans « Mort à crédit », Céline encensait d’ailleurs ce pouvoir personnel qu’il avait de s’abstraire « au milieu de l’agitation » grâce à son travail. « La vie extérieure me ligote, se plaignait-il, elle me grignote ». Au moins pouvait-il sortir le vérifier à intervalles réguliers.
Pour nous hisser virtuellement hors de notre trou, loisir nous est également donné de piocher dans la poésie de Mallarmé, d’Apollinaire, voire dans le lyrisme racinien. Ou bien encore d’exploiter les différentes tangentes offertes par la peinture, la littérature, la musique, afin de faire comme Icare, lui qui s’échappait du labyrinthe avec des ailes obligeamment fournies par son père. Cependant qu’à trop s’approcher du soleil, il s’est quand même pris quelques rougeurs cutanées. Ce pourquoi il convient de temps à autre de revenir se poser à la base, histoire de mieux comprendre pourquoi on est partis. Dans sa correspondance, Gustave Flaubert pouvait bien avouer qu’après trois mois « à lire exclusivement de la métaphysique », combien il lui avait été « doux » par la suite de se « désaltérer dans le réel ».
Sur la question boisson justement, il faut bien admettre qu’il n’y pas d’autre voie qu’un retour sur Terre. Dans les territoires de l’abstraction, les comptoirs sont rares. C’est ainsi que nos maints allers et retours entre le concret et les sorties métaphysiques se justifient sans peine.
PHB
Très beau texte. Merci.
La vie extérieure ne ligotait pas trop Céline en Allemagne, jusqu’à ce qu’il se fasse mettre en prison…
Et d’ailleurs, rien ne dit qu’en étant dans l’escalier, dans le bleu de Miro ou à poursuivre des mots qui nous échappent, nous ne soyons pas justement dans cet entre deux, réalité et vérité, l’abstraction du désir, plutôt que l’illusion de sa satisfaction ?