Toute adaptation, à l’écran comme sur les planches, de ce monument de la littérature que représente “À la recherche du temps perdu” semble une entreprise, sinon vaine, pour le moins terriblement risquée. Comment, en effet, rendre, dans une durée forcément extrêmement réduite, toute la richesse de l’œuvre proustienne ? L’écriture de Proust (1871-1922), qui semble s’adresser à chaque lecteur de façon profondément individuelle, peut-elle se partager en public ? Et comment transmettre l’émotion d’une épiphanie, intime par essence ?
L’écrivain, dramaturge et metteur en scène roumain Virgil Tanase, qui nous avait déjà enchantés, il y a quelques années, avec une adaptation et une mise en scène très réussies du chef-d’œuvre de Saint-Exupéry (1900-1944), “Le petit Prince”, a su relever le défi avec son intelligence et son érudition habituelles. Si le spectacle actuellement à l’affiche du Théâtre de la Contrescarpe risque de dérouter les non lecteurs de Proust (mais éventuellement leur donner l’envie de se plonger dans la lecture de La Recherche), les adeptes du grand œuvre, eux, s’y retrouveront avec bonheur.
Sur la petite scène du Théâtre de la Contrescarpe déjà familière aux lecteurs des Soirées de Paris (1), un homme éminemment distingué s’avance. Il est d’une élégance rare : costume trois pièces et manteau dans les tons crème, chapeau, chaussures et cravate assortis avec une touche de brun caramel. Ambiance très début XXème siècle pour ce dandy qui n’est pas sans évoquer le mondain Marcel. Par ailleurs, quelques éléments d’un autre temps constituent un décor tout en sobriété : une coiffeuse, un tourne-disque, une voiture d’enfant, un lampadaire, un bouquet de fleurs blanches… Si l’ensemble est agréable à contempler, l’essentiel est pourtant ailleurs. Dans le texte, bien évidemment.
Le comédien David Legras, seul en scène, réussit l’exploit de nous dérouler en seulement une heure et quart, avec une diction d’une impeccable précision, toute La Recherche et ceci grâce à une adaptation qui relève de la virtuosité. “Proust est quelqu’un dont le regard est infiniment plus subtil et attentif que le nôtre, et qui nous prête ce regard tout le temps que nous le lisons, expliquait André Gide (1869-1951). Et comme les choses qu’il regarde sont les plus naturelles du monde, il nous semble sans cesse, en le lisant, que c’est en nous qu’il nous permet de voir ; par lui tout le confus de notre être sort du chaos, prend conscience et “nous nous imaginons” avoir éprouvé nous-mêmes ce détail, nous le reconnaissons, l’adoptons, et c’est notre passé que ce foisonnement vient enrichir. ”
Virgil Tanase, pour servir le génie proustien, a conçu un spectacle à partir d’extraits fondamentaux de l’œuvre. Il nous montre ainsi la manière dont Proust plonge dans les mécanismes les plus enfouis de la mémoire, les mécanismes de la réminiscence. Le souvenir surgit dans un moment d’épiphanie, à l’instant du réveil, à la dégustation d’une madeleine, ou encore à la contemplation du petit pan de mur jaune d’un tableau de Vermeer. Il a su choisir avec une remarquable justesse tous les moments de l’œuvre au cours desquels le narrateur part à la recherche d’un temps intime, infiniment plus profond que celui des apparences. Notre dandy prend conscience – et, avec lui, nous fait prendre conscience – de la complexité de l’existence. La conclusion de sa recherche est finalement une évidence: c’est par l’art que le temps est retrouvé, par l’écriture proustienne. L’œuvre d’art est à la fois la recherche du temps perdu et le temps retrouvé. Proust considérait que “la vraie vie, c’est la littérature”, Virgil Tanase nous montre que la vraie vie, c’est aussi le théâtre.
Isabelle Fauvel
Jusqu’au 30 mars, “A la recherche du temps perdu” de Marcel Proust, mise en scène de Virgil Tanase, interprétation de David Legras. Théâtre de la Contrescarpe 5 rue Blainville 75005 Paris, les dimanches à 20h30 et lundis à 21h.
(1) “Satie revient siffler à la Contrescarpe”, chronique de P. Bonnet du 03/10/2019 , et “Retrouvailles”, chronique de I. Fauvel du 04/11/2019. Deux spectacles toujours à l’affiche en raison de leur succès, respectivement jusqu’au 6 avril et 3 mai.
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