Que peut-on encore ajouter à la bibliographie déjà volumineuse consacrée à Simone Veil ? Tous les titres déjà parus disent déjà l’exceptionnel : « Un destin », « La naissance d’une légende », « Une jeunesse au temps de la shoah », « Mes combats »…
Le réalisateur David Teboul a choisi de faire un double pas de côté en s’intéressant à cette femme qui l’a fasciné depuis son enfance. Avec un titre qui ne dit a priori rien du personnage « L’aube à Birkenau » et avec un contenu qui n’est ni une biographie, ni un livre d’entretiens, encore moins une hagiographie. « L’aube à Birkenau » est une immersion dans l’univers d’une femme. Une immersion telle que peu à peu, c’est plus qu’un livre. David Teboul donne à voir et entendre Simone Veil comme si nous partagions ces nombreux moments de confiance partagée qui ont émaillé les dix-sept années où la grande dame a accueilli, contre toute attente, un jeune homme qui avait su toucher une corde sensible inattendue.
En faisant la promotion de son livre, David Teboul a largement évoqué cet épisode où il parvient enfin à rencontrer Simone Veil. Celle-ci déjà prête à l’envoyer promener – elle n’était pas du genre à ménager les susceptibilités – l’interrogea, peut-être agacée par l’insistance du solliciteur : « Qu’est-ce qui vous intéresse chez moi ? – Votre chignon, Madame ». Début d’une amitié et d’un long travail sur lequel ils se sont mis d’accord. Il aura accès à elle, pourra l’enregistrer (près de quarante heures face caméra) et surtout il pourra être le témoin de rencontres avec trois personnes qui sont très proches de Simone : Denise, sa sœur, Marceline Loridan-Ivens, sa copine de Birkenau et Paul Schaffer, rencontré au camp de Bobrek.
« L’aube à Birkenau » n’est pas un nouveau témoignage sur les camps. Simone Veil y dit d’ailleurs la difficulté de « témoigner » : parce que chacun a sa vérité, chacun a ses souvenirs et que même entre eux, les rescapés des camps avouent ne pas se retrouver dans les récits des autres. Simone Veil dit son malaise à la projection du film « Le chagrin et la pitié » quand le récit historique bascule et hésite entre les Français « tous résistants » ou « tous complices », s’irrite à lire Jorge Semprun évoquer une « bibliothèque du camp » et avoue avoir beaucoup tardé à organiser un voyage familial à Auschwitz. Avec Paul Schaffer, elle admet la difficulté à partager ce pan de vie qui lui a volé son adolescence avec ses propres enfants. Le témoignage ne peut être que biaisé. Il vaut mieux apprendre du passé pour construire l’avenir. « Pourquoi et comment continuer à vivre après les camps ? », la question qui lui a été mille fois posée, ne reste pas longtemps sans réponse. Et la réponse est nette : « Parce qu’on n’a pas le choix ». Gardez vos mouchoirs dans la poche, Simone Veil ne cherche pas à tirer les larmes.
« L’aube à Birkenau », grâce à la délicatesse du regard de David Teboul, permet aux lecteurs de feuilleter avec Denise et Simone l’album de famille et toutes les photos des « filles à nattes » comme étaient surnommées les filles Jacob à Nice. Les choix d’images et de maquette du livre accroissent cette impression d’intimité. Les deux sœurs survivantes ont beaucoup et souvent parlé des camps entre elles mais pas « devant nous », ni devant David Teboul. Domaine réservé des sœurs. Le livre nous donne également à assister à une scène invraisemblable entre Simone et sa copine Marceline : toutes deux allongées sur le lit de Simone, son « radeau » comme elle dit, dans l’appartement fort bourgeois des Veil derrière les Invalides à Paris, la première fumant clope sur clope, la seconde pétard sur pétard, tout en se racontant des anecdotes sur les camps, les gens qu’elles ont retrouvés, ceux qui les agacent, ceux qu’elles regrettent… elles doivent avoir soixante-dix ans bien sonnés et elles se comportent comme des ados délurées qui organiseraient une soirée-pyjama, jusqu’au moment où Antoine, mari de Simone, appelle pour avertir de son retour à la maison une demi-heure plus tard. Les deux copines se mettent alors à ouvrir grand les fenêtres pour ne pas se faire trahir par l’odeur des clopes et des pétards et s’agitent pour redonner une impression d’ordre à leur soirée de filles. C’est une scène quasi cinématographique. Drôle et incongrue.
« L’aube à Birkenau », c’est encore Simone Veil expliquant comment elle a construit sa vie ensuite et comment chaque instant vécu, chaque décision qu’elle a prise a été en partie façonnée par son expérience concentrationnaire. Si elle n’a pas l’obsession du témoignage, elle tient à la vertu de la mémoire qui donne des perspectives. Elle qui n’avait qu’une conscience très vague de sa judéité avant la guerre, va s’engager contre toutes les formes de l’antisémitisme et du racisme. Elle est pragmatique.
« L’aube à Birkenau », enfin, ce sont deux enregistrements : l’un dure un peu moins de deux minutes, l’autre moins de deux heures, tous deux sont disponibles sur internet. Ce sont des prises de son réalisées par David Teboul à Birkenau, en 2018, un an après la mort de Simone Veil.
En lui ouvrant les portes de son intimité, Simone Veil avait fait promettre à David Teboul de faire vivre leurs conversations. D’où ce livre. Mais aussi la diffusion des chants des oiseaux de Birkenau en guise de minute de silence lors de l’entrée au Panthéon du couple Veil.
Marie J
« L’aube à Birkenau. Simone Veil », David Teboul. Editions Les Arènes, 282 pages.
Enregistrements : http://laubeabirkenau.arenes.fr/