« Maintenant que je suis soldat, vous m’interrogez sur l’illustre mutilé de Lepante. Aucune question ne pouvait me surprendre plus agréablement ». Il a de quoi être surpris, Apollinaire, en ce mois de juin 1915. Voilà près de dix mois qu’il porte l’uniforme. Cette fois il est au Front, en Champagne. La guerre, qui n’est pas forcément jolie, fait rage. Il se raccroche à la vie grâce à son activité débordante et sa correspondance amoureuse avec Lou, restée à Paris, et avec Madeleine, qui vit en Algérie. Il compte publier très prochainement, avec les moyens du bord et la complicité de deux de ses soldats, les premiers exemplaires de sa nouvelle revue, “Case d’Armons“.
Et voici qu’un intellectuel franco péruvien le met à contribution pour une grande enquête sur Don Quichotte, en vue du 300e anniversaire de la mort de son auteur Miguel de Cervantes (pour les quelques rares lecteurs qui l’ignoreraient, rappelons que Cervantes avait combattu les Turcs à la bataille de Lepante et qu’il y avait perdu l’usage d’une main, d’où le qualificatif d’Apollinaire). Celui qui mène l’enquête est un personnage bien en vue à l’époque. Diplomate et écrivain, amoureux de la littérature française, le Péruvien Ventura García Calderón écrit aussi bien en espagnol qu’en français. Sa réputation est grande et d’ailleurs, deux décennies plus tard, il sera pressenti pour le prix Nobel de Littérature.
Pour l’article qu’il destine au quotidien espagnol El Imparcial, il a contacté une soixantaine d’écrivains français. Et non des moindres : Léon Bloy, Anatole France, Remy de Gourmont, Francis Jammes, Maeterlinck , Valery Larbaud, Émile Verhaeren… À l’époque, ce qu’on fait de mieux. Apollinaire en fait partie. Il faut répondre à trois questions : «Avez-vous lu Don Quichotte, quels sont vos souvenirs ? ; Quel est pour vous le symbolisme de Don Quichotte ? ; Le héros espagnol est-il un chevalier français ?» .
Apollinaire prend le sujet très au sérieux. Il confie à Madeleine le 3 juin : « Cette question va m’absorber demain aux heures de loisir. Et je pense au blessé de Lepante en le plaignant, car il n’avait pas sans doute de Madeleine en Algérie pour lui écrire ». Dans sa réponse, telle qu’on la découvre dans la plaquette publiée par Ventura Calderón en 1916, le poète indique qu’il a lu Don Quichotte « plusieurs fois dans son enfance. La vie du merveilleux hidalgo dans la forêt où il s’était retiré m’avait vivement frappé. ». Ce qu’endure alors l’officier de Kostrowitsky (son nom officiel) explique aisément le commentaire suivant : « Je ne pensais pas alors que moi-même je mènerais un jour cette vie sylvestre ». Le roman est qualifié de «merveilleuse satire lyrique de l’humanité. Le héros est humain, partant, il est de toutes les nations ; toutefois, rien ne lui répond dans la littérature française sauf peut-être le Bouvard et Pécuchet de Flaubert».
Le texte d’Apollinaire nous fait également part d’une anecdote qui ne manque pas de saveur. Aussitôt reçu, Apollinaire s’était empressé de montrer le questionnaire aux brigadiers et sous-officiers de sa batterie. Aucun d’entre eux ne connaissait ni Cervantes ni Don Quichotte. Pourtant «plusieurs Picards matois savaient ce que c’était qu’une Dulcinée et ma foi avaient entendu parler de Sancho Pança auquel on pourrait assez bien les comparer pour le bon sens et la façon de s’exprimer».
«Je leur fis honte de ne point connaître un livre aussi parfait et aussi répandu» ajoute-t-il en précisant que «les hommes prirent la plaisanterie du bon côté». Mais, en matois qu’ils étaient, ils mirent leur chef au défi de leur apporter un exemplaire de Don Quichotte «avant l’heure de la soupe, soit dix huit heures et demi». L’enjeu était de taille : trois bouteilles de champagne.
Le défi fut relevé par Apollinaire: «Ayant du loisir, je m’en allais alors à 220 m jusqu’au premier de nos villages, village abandonné de ses habitants… Peu de maisons sont debout, aucune n’est intacte, mais dans la première maison où j’entrai, je trouvai Don Quichotte de la Mancha traduit par Florian et je gagnai mon pari».
On comprend la satisfaction du chef. L’histoire ne dit pas si les hommes de la batterie durent faire sauter les bouchons de champagne… mais on peut être surpris de la rapidité de cette trouvaille quasiment miraculeuse. D’autant que dans sa réponse, Apollinaire avait précisé qu’il se trouvait «sur la ligne de feu, juste derrière les tranchées des fantassins, dans une forêt épaisse et située loin non seulement des villes mais même de tout village».
Apollinaire a-t-il un peu… forcé son talent ? C’est possible, c’est probable. Mais enfin, quand on a pris comme devise «J’émerveille», il convient de ne pas laisser les faits se mettre au travers d’une belle histoire.
Gérard Goutierre
Comme toujours, la lecture de votre article est un petit régal du matin. Et la chute m’a bien fait sourire…
Juste un détail : »…il a contacté une soixantaine d’écrivains français….Maeterlinck …Émile Verhaeren… » il s’agit plutôt d’écrivains « francophones »
Concernant les deux écrivains cités, vous avez raison, puisque Maeterlinck et Verhaeren sont tous les deux de la Belgique flamande, à une époque où le français était couramment utilisé par les intellectuels. La situation a totalement changé aujourd’hui. Merci en tout cas de votre attention et de votre aimable commentaire !