Agapes et dividendes

Le conseil d’administration de la banque s’était une fois de plus bien terminé. Il avait été suivi d’un déjeuner. On en était aux liqueurs et l’atmosphère baignait dans la fumée des cigares de luxe. La décoration datait des années vingt. Il y avait sur les murs, encadrées par du bois des îles, des allégories vantant encore les bienfaits des colonies. Cent ans plus tard leur teint avait un peu pâli. Elles rappelaient ces provinces équinoxiales sur lesquelles la banque avait développé sa fortune. Cacao, bananes, rhum, huiles, coton, bois de rose, ivoire, opium un peu aussi, toutes sortes de matières premières qui avaient fait de cet établissement, décennies après décennies, un lieu de prédilection pour pères de famille avisés.

De toute éternité, le siège semblait à l’abri des tourments du monde. La société moderne, assoiffée d’électronique, ne pouvait que s’étouffer dans cette salle du conseil qui avait vu défiler quatre générations du même nom. Même pendant les deux guerres, la banque et ses deux succursales de province, avait toujours réussi à dégager des bénéfices. Lors des périodes fastes de l’économie mondiale, la concurrence aimait à se moquer de cette marge nette qui avait toujours oscillé entre trois et quatre pour cent. Mais quand les crises se produisaient, quand les marchés financiers s’affaissaient, cette rentabilité tranquille suscitait toutes les convoitises jusqu’à des ouvertures de compte précipitées. Étanche aux tumultes, prudente dans les périodes euphoriques, la banque n’avait cessé de prospérer au cours des années.

Le conseil d’administration dans sa forme et son déroulé n’avait pas franchi le 21e siècle. Sur l’épaisse table ovale ne figurait aucun ordinateur. Les téléphones portables patientaient dans l’antichambre, chacun dans une case garnie de cuir. Ce jour-là, le déjeuner qui suivit l’approbation des comptes dura trois heures. Il avait fallu aux huit membres ingurgiter successivement, une terrine maison, des brochetons meunière, des champignons frais et morilles à la crème, un ris de veau financière, des pintadeaux truffés rôtis en volière, une salade de saison, des fromages assortis, une glace tutti frutti, des brioches et des fruits. On servit le café avec des gaufrettes et les liqueurs.

C’était le moment où le sommeil post-prandial guettait tout un chacun, surtout deux, dont les mains croisées sur le ventre trahissaient un engourdissement paisible. Parmi les plus éveillés, deux feuilletaient gentiment leur agenda tout en prêtant distraitement l’oreille à une histoire grivoise qui se murmurait au milieu de la table avec des sourires complices. Dehors sur le boulevard, les platanes abandonnaient leurs feuilles et cela faisait de jolis tourbillons. Seul le très vieux maître d’hôtel profitait de ce spectacle d’un regard en biais, en attendant la fin des agapes. Mais comme d’habitude, la séance tirait en longueur. À quoi bon se presser en effet lorsque toute urgence était ici bannie. Ils étaient entre pairs et savouraient en toute lenteur la suave digestion des dividendes.

Et puis il y eut un moment où le silence se fit. De ces silences où lors d’un déjeuner de famille il y a toujours un oncle ou une tante pour affirmer qu’un ange passe. Le bout de chaque cigare grésillait. Il est vrai que l’on attendait le mot de la fin, de la bouche d’un président du conseil qui ne semblait guère pressé de conclure. Mais le signal ne venait pas. C’est alors que l’un des deux directeurs de succursale fit cette remarque étonnante et surtout parfaitement inédite : « Eh bien messieurs, l’argent peut souffler. » Difficile de deviner s’il voulait signifier une idée de pause ou de relance puisque le mot pouvait se comprendre dans les deux sens. Mais il y avait de l’idée. Une de ces idées générales dont chacun peut faire son pain sans que cela ne tire à conséquence. L’approbation en l’occurrence allait de soi et elle était trempée d’indulgence. Il faut dire que l’orateur spontané en était à sa troisième liqueur de poire sans compter une bouteille de Pauillac liquidée à lui tout seul après les apéritifs. Quant aux événements du monde, dehors, ils rageaient de ne pouvoir bousculer cet ordre séculaire. Le prochain conseil était dans six mois. On s’en régalait d’avance.

 

PHB

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3 réponses à Agapes et dividendes

  1. ibanès jacques dit :

    Du grand art, bravo!

  2. jean dit :

    Cela dit merveilleusement bien au moins une chose : ce monde, on le jalouse et on le vomit: on rage de n’en être pas, et cela nous écoeurerait d’y appartenir. Le pouvoir, l’argent, le capitalisme, la richesse, appelons cela comme vous voudrez…

  3. Gerard Goutierre dit :

    Belle et troublante métaphore…

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