Don Winslow est célèbre notamment pour ses deux ouvrages consacrés au trafic de drogue mexicain. La scène qui ouvre son best-seller « La griffe du chien » (2005 aux Etats-Unis, 2007 en France) est située à El Sauzal, Etat de Baja California, Mexique, 1997, et commence ainsi :
« Le bébé est mort dans les bras de la mère ».
Le corps de la mère couvrant celui du bébé dans une terrible torsion, un vain effort pour lui éviter la mort.
Suit la description du massacre de dix-neuf personnes – hommes, femmes, enfants – parmi les plus glaçantes de la littérature
Art Keller, quarante-sept ans, membre de la DEA (Drug Enforcement Administration, l’agence américaine de lutte contre la drogue créée en 1973 par Nixon) contemple ce massacre dont il est responsable : il a fait croire que le chef de famille était un informateur.
Puis il nous raconte sur plus de huit-cents pages la lutte perdue par les États-Unis contre les cartels de drogue mexicains et colombiens entre 1975 et 1997.
Seuls certains de ces auteurs de polars américains savent pénétrer au cœur d’une réalité interdite, en démonter les mécanismes secrets pas à pas, jour après jour, minutieusement, impitoyablement, dans toute leur brutalité et toute leur horreur. Par comparaison, «Le Parrain » de Coppola est une partie de plaisir.
Truman Capote (celui-là même de «Breakfast at Tiffany’s» !) a ouvert la voie en décidant de quitter New York un beau jour de 1959 et de se rendre à Holcomb, Texas, pour comprendre comment deux petits malfrats avaient assassiné une nuit toute une famille inconnue. On connaît la suite, et comment Capote écrira « De sang-froid » et finira par se perdre dans cette histoire (voir le film éponyme de Bennett Miller sorti en 2005, avec l’excellent et regretté Philip Seymour Hofmann faisant une éblouissante composition dans le rôle-titre).
Capote ayant montré comment appliquer la technique du journalisme d’investigation (pure invention yankee) au roman noir, Don Winslow a donc pris la suite avec « La griffe du chien » puis « Cartel » (2015 aux Etats-Unis, 2016 en France), suite des aventures de Keller tiré de sa retraite consacrée à l’élevage des abeilles (comme Sherlock Holmes !) par son impitoyable ennemi des cartels mexicains.
Après ces deux livres sur la question (et en attendant un troisième qui bouclera la trilogie), Don Winslow a quitté sa Californie adoptive pour revenir sur ses propres traces dans sa ville natale, alias New York. Il lui a fallu atteindre soixante-quatre ans et avoir publié dix-neuf romans pour se sentir capable d’affronter la légendaire, la redoutable NYPD (New York Police Department), tant de fois déjà immortalisée à l’écrit comme sur le petit et le grand écran.
Le livre s’appelle « Corruption » en français et « The Force » en anglais, et nous raconte « the rise and fall » (ascension et faillite) de cette petite unité d’élite de North Manhattan coiffée par le fulgurant Denny Malone et sa garde rapprochée : son frère à la vie à la mort Phil Russo, Big Monty le grand Black très « old school », et le petit jeune Billy O’Neill. Impossible de ne pas penser à la saga de la bande de Steve Carella de la 87ème
Brigade (« 87th Precinct »), imaginée à partir des années 50 par Ed McBain.
Mais avant toute chose, il faut lire trois pages de noms avec grade et fonction, trois pages entières précédées de cette mention : « Pendant que j’écrivais ce roman, tous ces représentants de l’ordre ont été assassinés. Ce livre leur est dédié. »
Grand frisson, et on embraye aussitôt sur six pages intitulées « Le dernier homme au monde », où l’on voit Dennis Malone, the King of the Force, dans le dernier des lieux imaginables, le Metropolitan Correctional Center.
À partir de là, nous n’allons pas cesser de nous demander comment notre héros s’est retrouvé là, et il faudra quelque cinq cents pages pour nous ramener dans cette cellule. Vient alors le prologue, et nous voilà plongés au cœur du « coup » qui va faire basculer les dix-huit années passées par ces flics d’élite à assainir leur territoire.
Peut-on passer dix-huit ans parmi la pègre newyorkaise, emprunter ses méthodes,
frôler sans cesse la compromission, sans faillir un jour ? Réponse ambiguë de Don Winslow, qui s’obstine à défendre ses héros.
Autre adepte de Truman Capote, David Grann, célèbre journaliste américain du New Yorker, venant de faire paraître en France « Le diable et Sherlock Holmes et autres contes de meurtre, de folie et d’obsession ». Dans son cas, il ne s’agit plus de fiction comme chez Winslow, mais d’histoires vraies comme chez Capote. L’auteur nous avertit d’emblée : «Comme le travail de l’enquêteur, le journalisme d’investigation procède par élimination. Il impose de recueillir et de vérifier d’innombrables versions d’une histoire jusqu’à parvenir à cette conclusion, qui emprunte à une formule chère à Sherlock Holmes : « Celle qui reste est nécessairement la vérité».
Plus exactement : «Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité. »
Et le journaliste yankee de nous raconter une douzaine d’enquêtes sur des sujets et personnes les plus variés (dont deux ou trois ont déjà été publiées aussi bien aux États-Unis qu’en France chez Allia). Il y a vraiment de tout, depuis le procès au Texas d’un père accusé d’avoir incendié la maison où dormaient ses trois petits enfants jusqu’à l’étrange «crime parfait» perpétré au fin fond de la Pologne dans les années 2000, en passant par des obsédés de calmars géants détenteurs des secrets de l’apparition de la vie humaine, ou encore l’histoire de Kevin Shea, unique pompier survivant de « l’unité véhicule 40 » en ce jour du 11 septembre 2001, incapable de se souvenir de ce qu’il a fait et hanté par l’idée d’avoir déserté son poste.
Comme il l’explique, Grann reprend chaque fois l’enquête à zéro, et sa minutie est proprement ahurissante. Il ne néglige aucune piste, traverse l’Océan pour rencontrer le moindre témoin ou informateur et nous fait battre le cœur au fil de ses découvertes. Ainsi le père condamné à mort par le tribunal texan dans les années 1990 ne cesse de répéter : « Pourquoi aurais-je brûlé mes bébés que j’adorais ? ». Mais à l’époque, démontre le journaliste en nous guidant pas à pas dans tous les détails techniques, en l’état des connaissances, les experts ne pouvaient que conclure à un incendie volontaire, alors que plus tard, les preuves soi-disant irréfutables commencèrent à être remises en question. Trop tard, naturellement.
Pour moi, la plus extraordinaire des enquêtes est celle qui ouvre le volume, sous le titre « De mystérieuses circonstances, La mort étrange d’un fanatique de Sherlock Holmes ». Nous sommes décidément bien sous le signe de Sherlock, puisque David Grann nous raconte l’étrange mort « de l’expert holmésien le plus éminent de la planète », toujours inexpliquée. On n’imagine pas la passion et l’âpreté animant les fans de Holmes à travers le monde.
Il faut remonter à la mort de Sir Arthur Conan Doyle en 1930. L’expert holmésien le plus éminent de la planète, Richard Lancelyn Green, sait qu’il sait qu’il doit mettre la main sur certains documents et archives inédits afin de pouvoir ENFIN produire la biographie que le monde attend. L’expert se lance sur la piste des héritiers de Doyle, plutôt magouilleurs, lorsqu’enfin, au bout de quelques années, il se retrouve à Londres devant la porte de Dame Jean Conan Doyle, la cadette des enfants, et apparemment la seule soucieuse de la mémoire de son père. Elle dévoile quelques trésors, et assure au détective amateur qu’elle lèguera tout à la British Library à sa mort.
Dame Jane disparaît en 1997, Richard attend impatiemment le don promis, lorsqu’en mars 2004, « il ouvrit le Sunday Times de Londres et fut stupéfait de lire que les archives perdues avaient réapparu chez Christie’s, la maison de vente, et que la mise aux enchères par trois parents éloignés de Conan Doyle était prévue en mai, pour un montant de plusieurs millions de dollars ».
Quelques jours plus tard, Richard Green allait trouver la mort dans des circonstances stupéfiantes. Meurtre ou suicide ? David Grann décida de mener l’enquête à son tour, nous entraînant dans la plus ahurissante des enquêtes à la Sherlock Holmes.
Lise-Bloch Morhange
Don Winslow, Corruption, Harper Collins Noir
David Grann, Le diable et Sherlock Holmes, Éditions du Sous-sol
Voilà un article qui vaut programme de lecture pour l’été !
Chère Lise, j’en profite pour vous souhaiter justement un bel été avec mille belles musiques et autant de bons livres… que vous nous ne manquerez pas, à la rentrée, de transformer en savants et réjouissants articles pour LSDP !
Merci à vous, reine dans l’art difficile du faire passer !
Trop gentil message Philippe,
j’en suis rouge de confusion, mais il est vrai que j’aime beaucoup tenter de faire partager
mes passions et bonheurs divers… sauf dans le cas de ce « Parasite » sud coréen qui m’avait exaspérée par sa lourdeur!
A mon tour de vous souhaiter un bel été plein de bonheurs les plus divers, vous qui êtes le roi des lecteurs de LSDP…