Le jour du gouffre de 17 h 56

Vous vous rappelez le dernier livre qui vous a fait rire ? Rire tout court ? Rire nerveusement ? Rire franchement sans pouvoir retenir de bruyants hoquets ? Juste pouffer ? Voici le prochain.
C’est l’histoire d’un repas de famille qui ressemble à tous les autres pour la famille d’Adrien. Autour de la table couverte d’une toile cirée immuable, la mère, le père, la sœur, Sophie, le futur mari de la sœur, Ludo, et donc Adrien. Au menu, le gigot, le gratin dauphinois, les anecdotes poussives du père, les questions ritualisées de la mère, les dernières découvertes scientifiques de Ludo, et l’impossibilité viscérale de laisser planer une seconde de silence au risque que l’équilibre précaire de ce petit ballet familial n’implose.

Sauf que ce jour-là, s’invitent deux impensables imprévus. Ludo profite de l’absence de sa future épouse partie dans la cuisine pour glisser à Adrien qu’un discours serait le « plus beau cadeau » qu’il pourrait leur offrir pour leur mariage. « Tu sais, ça ferait très plaisir à ta sœur ». Et ça, ça suffit à tétaniser Adrien suffisamment pour qu’il n’ose pas dire non, même s’il ne dit jamais non à personne. Et ce jour-là moins encore : Adrien est en état de vulnérabilité émotionnelle maximale puisque, à 17 h 24, il a envoyé un SMS à Sonia, l’amoureuse qui l’a abandonné trois semaines auparavant sous couvert d’une « pause nécessaire », qu’à 17 h 56, le SMS a été signalé comme lu et qu’à l’heure du gratin dauphinois, il attend toujours une réponse.

C’est tout. Et ça suffirait à faire un livre de 198 pages édité par Gallimard ? Oui ! Trois fois oui ! Déjà, comme on n’est pas dans un film scandinave, rien n’implose. En revanche, Adrien nous invite dans les méandres de son cerveau de quadragénaire assez normalement névrosé avec un goût de l’absurde, un sens aigu du comique de situation, une once de mélancolie et une énorme dose d’autodérision. Quand je dis, il nous invite, c’est qu’il nous fait vivre avec lui, toutes les scènes. Le dîner familial, nous y sommes.

L’auteur, Fabrice Caro, est jusqu’ici surtout connu pour ses bandes dessinées, notamment un « Zai, zai, zai », très récompensé, adapté au théâtre et promis à une prochaine version cinématographique. Et c’est un régal de lire ce monologue intérieur qui donne à voir autant qu’à rire, Adrien battant le rappel de tous les souvenirs plus ou moins humiliants de son enfance, de toutes les faiblesses dont il s’affuble et de tous les espoirs que Sonia a déçus trois semaines plus tôt.

Adrien formule mentalement des ébauches de discours pour se convaincre, si c’était nécessaire, de l’absolu ridicule auquel il sera fatalement exposé s’il accepte ce fichu discours, tout en se lançant des défis idiots comme « si elle n’a pas répondu à mon SMS au moment où le gâteau au yaourt de maman arrive sur la toile cirée, je l’appelle ».

Tout est aussi absurde que juste dans ce combat intérieur pour survivre au dîner, au prochain mariage et à la rupture. Jusques et y compris dans la stupeur suscitée par l’épisode du dessert. Le gâteau au yaourt de maman arrivera-t-il sur la toile cirée ???

Marie J

Le discours, de Fabrice Caro. Gallimard, collection Sygne. 198 pages

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