En 1915, dans la plupart des régions françaises, l’orange figurait un produit de luxe. Au point que déposée au pied d’un sapin de Noël, elle était considérée comme un cadeau, une surprise en couleur, une promesse de saveurs, un concentré de soleil. Quand il s’ennuie à Nîmes, Apollinaire pense à Lou son amante chérie. Comme l’on dit de par ces régions, « il se languit ». On sait dans quelle mesure Lou, son amante, lui a inspiré de très nombreux textes et calligrammes. Certains étaient brûlants, d’autres étaient plus tendres. Comme celui-là que nous publions ce vendredi, dont l’origine était un simple panier d’oranges:
« Te souviens-tu mon Lou de ce panier d’oranges
Douces comme l’amour qu’en ce temps-là nous fîmes
Tu me les envoyas un jour d’hiver à Nîmes
Et je n’osai manger ces beaux fruits d’or des anges
Je les gardai longtemps pour les manger ensemble
Car tu devais venir me retrouver à Nîmes
De mon amour vaincu les dépouilles opimes
Pourrirent J’attendais. Mon cœur, la main me tremble!
Une petite orange était restée intacte
Je la pris avec moi quand à six nous partîmes
Et je l’ai retrouvée intacte comme à Nîmes,
Elle est toute petite et sa peau se contracte
Et tandis que les obus passent, je la mange
Elle est exquise ainsi que mon amour de Nîmes.
Ô soleil concentré riche comme mes rimes
Ô savoureux amour, ô ma petite orange!
Les souvenirs sont-ils un beau fruit qu’on savoure?
Le mangeant j’ai détruit mes souvenirs opimes.
Puissé-je t’oublier mon pauvre amour de Nîmes!
J’ai tout mangé: l’orange et la peau qui l’entoure.
Mon Lou, pense parfois à la petite orange
Douce comme l’amour, le pauvre amour de Nîmes,
Douce comme l’amour qu’en ce temps-là nous fîmes.
Il me reste une orange: un cœur un cœur étrange »
Guillaume Apollinaire, avril 1915
Texte en l’occurrence tiré presque au hasard du très recommandable « Poèmes en guerre » édition établie, préfacée et annotée par Claude Debon. Les presses du réel. 512 pages, trente euros. PHB