Murakami a encore frappé

N’étant généralement pas attirée par la littérature dite populaire à grand tirage, j’avais vaguement connaissance du nom de Murakami, lié à l’archi best seller « 1Q84 » publié en 2009-1010, inspiré du fameux « 1984 » d’Orwell. Et voilà que je tombai sur un article du « Monde des Livres » daté du 19 octobre dernier intitulé « Murakami, une touche de génie », signé Florence Bouchy, saluant les deux tomes de son dernier opus « Le Meurtre du Commandeur ».
J’étais ébranlée. Se pouvait-il qu’un écrivain ayant vendu quatre millions d’exemplaires de « 1Q84 » et un million et demi du « Meurtre du Commandeur » en deux mois au Japon soit en même temps un grand écrivain ?
Ayant fait alors un petit tour sur la Toile, j’ai constaté que la critique française s’écharpait à propos de l’écrivain nippon, les uns le traitant de génie, les autres de nullité. Un peu comme avec Houellebecq, one more time, en ce moment…
Mais impressionnée par l’imprimatur hautement intellectuelle du « Monde », je décidai d’en avoir le cœur net, et plongeai dans la lecture du premier tome sous-titré « Une Idée apparaît ».

Ce fut un étrange voyage littéraire. Au début, je me suis sentie à la fois en terrain familier et désarçonnée. Un jeune couple qui se défait est un thème banal, et on pouvait compatir avec cet homme de quelque trente cinq ans auquel sa femme déclare, ex abrupto, après six ans de mariage, « Je suis désolée mais je pense que je ne peux plus vivre avec toi ».
L’homme fait alors son paquetage, et le voilà qui se lance dans un road movie d’hôtel en hôtel minable, en état de choc. Il pleut constamment au cours de son périple, et je notais la minutie des détails, les phrases très courtes, et le vocabulaire des plus ordinaires, du genre : « Je payai avec ma carte de crédit et repartis. On était le soir, un dimanche de pluie, il n’y avait personne sur la route. Je mis la radio sur la bande FM mais il n’y avait que du bavardage. Trop. Les voix étaient perçantes. Le premier album de Cheryl Crow était resté dans le lecteur de CD. Après avoir écouté trois morceaux, j’éteignis. »
Était-ce la marque du génie ? Tout le monde ne peut pas être Marcel Proust ou Henry James, bien sûr, mais pour moi un grand écrivain l’est avant tout par son style.

Enfin je « marchais » quand même, intéressée par cette manière de procéder par petites touches, espérant qu’elle aboutisse quelque part en dépit du langage enfantin, chaque courte phrase rajoutant un élément nouveau, comme un peintre procédant touche par touche. Et justement, le héros est un peintre. C’est même le thème central du livre, comme on ne tarde pas à le comprendre, vu que l’auteur va revenir sans cesse sur le drame de la création. Le narrateur a en quelque sorte perdu le feu sacré, et se contente de gagner sa vie en exécutant des portraits de commande. Je me demandais même si ce pourrait être la raison pour laquelle sa femme aurait perdu foi en lui, mais on apprend assez vite qu’elle avait un amant depuis pas mal de temps, ce qui déplace le problème.
Son errance conduit le héros dans une maison absolument isolée, en haut d’une montagne, prêtée par Masahiko, son ami de toujours des Beaux-Arts. Cette maison de reclus était habitée jusque récemment par le père de son ami, le célébrissime peintre traditionnel de nihonga (peinture japonaise traditionnelle), atteint par la maladie d’Alzheimer. Ne craignons rien : nous allons apprendre en long et en large ce qu’est un peintre de nihonga. Et puis admirons la coïncidence : l’encore jeune peintre ayant perdu la foi trouve refuge dans l’ancien refuge d’un fort célèbre peintre, un trésor national ! Thèmes de la solitude, de la nature, de la création.
Notre héros se lève chaque matin assez tôt, tantôt il pleut, tantôt il fait beau et les oiseaux chantent, comme nous en informe l’auteur, toujours à l’aide de courtes phrases. Il est vrai que l’hôte des lieux passe son temps à se faire du café avec une machine électrique et à écouter de la musique classique, ce qui ne prête pas spécialement au lyrisme des longues phrases.

Puis les plus incroyables coïncidences vont s’enchaîner, toujours à coups de petites phrases simples tendant à atténuer leur côté sensationnel : le héros peintre ayant perdu la foi débusque dans le grenier d’abord un hibou, puis une peinture de nihonga soigneusement cachée, intitulée par le précédent occupant « Le Meurtre du Commandeur ». Dieu sait pourquoi, notre héros décide qu’il a sous les yeux une représentation du meurtre du commandeur perpétré au début du « Don Giovanni » de Mozart. Mais est-ce bien cela ? Que fait là cette peinture soigneusement cachée ? Que représente-t-elle ? Quel est son côté symbolique ? Toutes questions qui vont beaucoup tourmenter le héros comme le lecteur. On va revenir sans cesse sur ce tableau, sur sa signification et ses mystères, jusqu’à plus soif.
Autre coïncidence : notre héros (muni d’un portable) apprend qu’un riche homme d’affaires lui propose une somme extravagante pour faire son portrait. Et comme par hasard, il s’agit du mystérieux occupant de cette somptueuse maison blanche étincelante située sur l’autre flanc de la montagne, que notre héros observe avec beaucoup de fascination depuis son arrivée. Or cet homme a une réputation des plus sulfureuses…

Comme nous sommes au Japon, des coïncidences de type surnaturel, cette fois, vont occuper les deux hommes, jusqu’à l’apparition de l’Idée, car il ne faut pas oublier le sous-titre du livre : « Une Idée apparaît ». Impossible d’en dire plus, mais arriver aux trois-quarts de l’ouvrage pour faire apparaître –littéralement parlant- une idée en chair et en os ressemble un peu à une farce. Murkami s’amuse, bien sûr, d’autant que son Idée baragouine un sabir en se croyant très drôle.
Les coïncidences vont continuer : le héros avait une petite sœur morte à douze ans, et le mystérieux voisin va lui demander de peindre une petite fille de cet âge, etc. Tout est coïncidence, tout renvoie à tout, dans une sorte de syncrétisme minimaliste. Un jour il est question du « facteur inconnu » de Van Gogh, qui ne se doutait absolument pas de sa future célébrité. Un autre jour, nous apprenons que « Marcel Proust a écrit un roman extraordinaire sans pour autant posséder l’odorat d’un chien ». Un autre encore, que « Franz Kafka aimait les routes en pente ».
Au fait, nous savons dès le début que le héros va finir par se rabibocher avec sa femme, curieuse révélation qui tend à tuer le suspense. Mais il est vrai que Murakami a bien d’autres ambitions dans ce « livre somme ».
Il parait que ses fans espèrent depuis des années que leur idole va enfin recevoir ce prix Nobel qui lui est dû depuis si longtemps. Et moi qui croyais que le Nobel couronne un grand écrivain…

Lise Bloch-Morhange

« Le meurtre du commandeur », Belfond.

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2 réponses à Murakami a encore frappé

  1. MARIE J dit :

    Murakami est un auteur prolifique. Il y a du bon et du moins bon et du mauvais. Ses lecteurs aiment certains titres et pas d’autres. Il ne faut pas s’arrêter à l’impression que laisse un seul de ses ouvrages. Ce qu’il écrivait quand il était inconnu et que son nom n’etait pas cité à chaque millesime de Nobel était plutôt meilleur de mon point de vue.

  2. ISABELLE FAUVEL dit :

    Chère Lise,
    Je suis tout à fait d’accord avec Marie. J’ai eu ma période Murakami avant « 1Q84 » et le dernier opus dont vous parlez que je n’ai pas lu. Je vous conseille notamment la lecture de « Chroniques de l’oiseau à ressort » et « La ballade de l’impossible » qui sont mes préférés. Vous verrez qu’il y a une « couleur » Murakami, une petite musique propre à tout grand écrivain.

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