S’il existe une langue maternelle, pourquoi n’existerait-il pas une langue sororale ? Cette question lumineuse est au cœur du dernier spectacle créé par Pascale Rambert : « Sœurs » (Marina et Audrey). On l’entend pendant tout le spectacle cette langue faite de violence et de blessure d’amour. Les sœurs se parlent fort et dur pour évoquer les manques jaloux de l’enfance, les disputes, l’amoureux idiot comme une bûche. Et petit à petit, c’est le secret enfoui, le cadavre dans la valise, posée sur le plateau depuis le début, le nœud de souffrance qui va finir par se dire. La pièce se jouait jusqu’au 9 décembre mais une tournée est programmée.
Sur scène, un ring blanc, une marée de chaises colorées que l’on envoie valdinguer au sommet de la colère et deux louves qui se tournent autour et se cherchent pour se mordre. Marina Hands et Audrey Bonnet incarnent leur homonyme sur scène, Marina et Audrey, dans un spectacle taillé sur mesure pour elles par Pascal Rambert. Le metteur en scène est coutumier du fait. Il raconte dans sa note d’intention que c’est en les voyant jouer en duo dans sa précédente pièce « Actrices », que lui serait venue l’idée du spectacle Sœurs. En découvrant leur façon de se serrer l’une l’autre au moment des saluts au public, on comprend la force de leur alliance, alors même qu’une bonne partie de la pièce les voit se toiser durement en respectant une salutaire distance qui n’est transgressée que par de brefs contacts.
Il est finalement assez rare de trouver des duos d’actrices au théâtre, et quel duo que celui-là ! Marina Hands, qu’on avait découverte en lady Chatterley ou en Ysé dans Partage de midi de Claudel, donne toute sa stature de plongeuse au personnage de Marina, fait d’énergie rentrée. Sœur aînée du duo, sportive en prise avec le réel, elle est dévouée aux pauvres de ce monde. En face d’elle se trouve Audrey, figure d’intellectuelle critique, dont le verbe haut mord et ne démord pas. Elle est jouée par Audrey Bonnet en perpétuel mouvement sur scène, comme en bord de crise. Ces deux sœurs ce sont deux rapports à l’existence qui sont figurés : entre engagement humanitaire et retrait sceptique, entre corps et esprit. Et quand Marina fait le procès des bourgeois bien assis qui ne voient pas le monde à la dérive qui s’échoue sur leurs côtes, on encaisse les flèches, confortablement assis dans les sièges du théâtre.
Et en même temps, ces oppositions fragilement construites s’inversent en permanence, car les deux sœurs s’envoient au visage les mêmes reproches de manipulation, de vol amoureux, de souffrance infligée. Dans les vides et les creux du discours, se dessine en effet le corps maternel, celui qui rassemble et sépare les deux sœurs. Cette mère dont on entend aussi la voix dans des prosopopées magnifiques qui scandent le spectacle. La scène finale qui fait revenir l’ombre de cette femme malade dans le corps de sa fille Audrey est tout simplement sublime.
En définitive, difficile de s’identifier à l’une des deux sœurs violentes, mais impossible de ne pas se voir rejoint à un moment, tant nous sommes faits de ce même bois : des êtres reliés à d’autres et séparés en même temps. Faire de l’agôn, c’est-à-dire du conflit, le cœur du théâtre, cela est vieux comme le monde. Du moins vieux comme Aristote, qui définissait déjà les intrigues familiales comme un des lieux privilégiés pour déployer les conflits tragiques. En effet, le lien de famille permet de représenter, peut-être pour la mettre au travail, la violence dans l’alliance. Dans cette salle mi-ruinée, mi-réparée des Bouffes du Nord, on ne pouvait trouver meilleure scène à l’énergie explosive de la langue sororale. Il faudra guetter absolument les reprises de ce spectacle magnifique qui interroge nos liens les plus intimes avec force et justesse.
Tiphaine Pocquet du Haut-Jussé
« Sœurs » (Marina et Audrey), texte et mise en scène Pascal Rambert, avec Audrey Bonnet et Marina Hands, 1 h 30, théâtre des Bouffes du Nord, se jouait jusqu’au 9 décembre 2018.
Tournée le 22 janvier 2019 au Panta Théâtre à Caen
Du 11 au 14 octobre 2019 à Vidy Lausanne
Du 27 au 29 novembre 2019 au LU à Nantes
Les 21 et 22 janvier 2020 au Théâtre d’Arles
C’est jusqu’au 9 décembre… mais nous sommes le 12 !
Dommage, ce texte m’a donné l’envie d’y aller.
Même commentaire que le précédent ! Et même regret.
hé oui je l’ai découvert trop tard ! mais en espérant qu’il reviendra à Paris ou que des occasions non parisiennes se présenteront !