Khnopff l’irréaliste

Cette toute petite œuvre réalisée aux crayons de couleur sur papier n’est pas la pièce maîtresse de l’exposition qui vient de s’ouvrir au Petit Palais autour du peintre belge Fernand Khnopff. Mais elle est très attachante, symbolisant à maints égards l’univers onirique, la sensibilité intérieure de cet artiste hors normes. Titrée « Près de la mer » et réalisée en 1890, elle contient d’une part et comme tirée d’un songe, un visage de femme dont le regard fixe est une invitation au basculement vers l’irréel. Sur sa droite figure d’autre part une bulle diaphane que la lumière si particulière de l’ensemble irise et trouble. Cela faisait bien longtemps (40 ans) que ce natif de Bruges (1858-1921) n’avait pas fait l’objet d’une réunion de ses œuvres au pays de Voltaire. Et comme il n’y en aura pas d’autres avant longtemps, un détour s’impose.

Crevons l’abcès tout de suite. Présenté comme le « maître de l’énigme » ou encore « maître du symbolisme belge » et pourquoi pas le « champion du bizarre » tant que nous y sommes, ces dénominations sont un peu exagérées. Mais il faut bien vendre l’événement jusqu’aux mugs et boîtes de pastilles à la menthe que le visiteur trouvera à la sortie au milieu des cartes postales et différents souvenirs. C’est le jeu d’une époque et aussi celui d’une génération deux fois millénaires des marchands du temple.

Disons plus raisonnablement que Fernand Khnopff est un peintre singulier en même temps que dessinateur, graveur ou sculpteur. Grâce à l’expression de son génie on peut rêver en plein jour  et rattraper les cauchemars de la nuit. Qu’il en soit remercié. Sa façon de transposer sa vision des femmes capte le regard parce qu’elle déclenche un trouble. Avec ses six consonnes pour une seule voyelle, Khnopff imprime dans ce domaine une signature qui serait dérangeante si le résultat n’était pas aussi réussi. Car l’une de ses muses et modèle est en effet sa sœur Marguerite.

C’est là qu’il nous faut parler de l’un de ses travaux les plus remarquables: « L’art » ou « Des caresses ». À Paris, sur les cimaises du Petit Palais cette réalisation n’est qu’un élément parmi d’autres mais à juste titre, elle avait disposé en 2004 à Bruxelles d’une salle pour elle toute seule. Elle montre d’une part une sphinge dont les traits sont ceux de Marguerite et un homme que l’on peut supposer être son frère. La marque de Khnopff est tout entière dans cette attitude à la fois équivoque et pure. Seule l’affection, la tendresse et l’amour, sont mis en scène cependant qu’aucune connotation sexuelle n’y figure, comme dans toute sa production d’ailleurs. C’est une toile extraordinaire car elle saisit un instant d’éternité en marge du monde terrestre. Comme si Khnopff avait décidé que le monde se suspendît-là avec arrêt définitif des pendules et des calendriers. L’œuvre (ci-dessous) avait été exposée pour la première fois en 1898 et vendue dans la foulée à un acquéreur autrichien. Elle fait partie de la collection du musée des beaux arts de Bruxelles depuis 1956.

Cette toile dont on voit ci-contre un détail, peut-être considérée comme une clé d’entrée dans le monde de Fernand Khnopff, un univers apprécié par ailleurs par les poètes français Verhaeren et Mallarmé. Cette ambiguïté dans le rapport à la femme se voit partout ailleurs avec un esthétisme recherché. Ce qui nous est donné à voir au Petit Palais est la production d’un introverti. Le titre d’une de ses toiles est incidemment évocateur de ce penchant puisqu’il professe: « I lock my door upon myself ». On y voit une femme accoudée, le regard comme hypnotisé, avec en arrière plan un visage d’homme nimbé d’un aile bleue. Toujours lui. Et elle.

Dommage que le Petit Palais n’ait pu obtenir de nos amis belges « Une ville abandonnée », une merveille lumineuse qui met en scène le vide mais on peut voir en revanche des vues de Bruges, sa ville natale qu’il adorait. Sauf défaillance toujours possible de mémoire Khnopff ne supportait pas de voir changer cette cité et il faisait tirer les rideaux de sa calèche pour ne pas subir du regard les transformations urbaines qu’il déplorait. S’il avait vécu à Paris, le pauvre, il se serait crevé les yeux.

PHB

Jusqu’au 17 mars au Petit Palais

Toutes les photos ci-dessus présentées sont des détails ©PHB
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Une réponse à Khnopff l’irréaliste

  1. Oui, un vrai grand peintre à la sensibilité fort justement « à fleur de peau ». Et un « rappel » de premier ordre en regard de nombreuses niaiseries d’aujourd’hui.

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