Elle fut pour le musée de Lille aussi célèbre que la Joconde pour le Louvre. On vint la voir de partout. Alexandre Dumas fils, qui en février 1866 donnait à Lille une conférence sur son écrivain de père, en fut tellement remué qu’il commanda une copie. Il la plaça au beau milieu de sa bibliothèque devant une grand tenture de soie brodée d’animaux fantastiques. « Cette tête est divine » déclarait il. Elle est « un grand Tout en un petit volume car son expression donne l’image de la vie et la matière dont elle est faite donne la sensation de la mort ».
Cette merveille n’a pas d’état civil. On ne sait pas qui l’a réalisée. On ignore l’époque et le lieu de sa naissance. Elle n’avait et elle n’a toujours pas de nom. On l’appelle « La Tête de cire » comme on dirait « La Statue de bronze ». Depuis 1834, cette belle endormie attend toujours son prince charmant. Elle occupe aujourd’hui une place modeste de la galerie Chardin du palais des Beaux-Arts de Lille, victime peut-être des “Jeunes“ et des “Vieilles“ de Goya, deux tableaux magiques qui ont rejoint les cimaises lilloises et lui ont chipé la vedette.
Pour qualifier ce buste de jeune fille de 45 cm de haut légèrement polychromé, les visiteurs, les esthètes, les critiques ont tous employé le mot de chef-d’œuvre. Ce qui frappe, c’est la diversité des expressions que le visage offre. Dans la Gazette des Beaux-Arts de 1878, sous la plume du conservateur Louis Gonse, on lit : « De face, c’est une figure très jeune et très chaste, d’une mélancolie signée et souffrante (…) Le profil au contraire, presque gai, et naïf et souriant (…) Enfin le profil perdu, avec le beau jeté des cheveux, est d’une fermeté surprenante, il a quelque chose de fier et de presque sauvage ».
Si l’on ignore tout de sa lointaine origine (les hypothèses sont nombreuses, allant de l’époque romaine jusqu’à la Renaissance et un peu plus), sa vie publique moderne nous est bien connue. Ce buste faisait partie de l’importante donation que le Lillois Jean-Baptiste Wicar (1762-1834) laissa à sa ville natale. Peintre actif, collaborateur de David, le chevalier Wicar avait été un collectionneur avisé. Il légua à la société des Sciences de l’agriculture et de Arts de sa ville (créée en 1802 et toujours en activité) les trésors de sa riche collection principalement constituée au cours de ses années passées en Italie. Cette collection donnera naissance au musée de Lille considéré un temps comme l’un des plus riches musées de province.
Dès son arrivée dans les brumes de Flandres, la tête de cire suscita un énorme intérêt. On admirait ce visage évanescent et mélancolique. Le mystère de sa véritable origine augmentait encore la fascination. Le directeur de L’Illustration reçut en 1857 cette lettre enflammée d’un lecteur : « Raphaël seul pouvait avoir créé cette figure de transition entre la terre et ciel, entre la femme et l’ange ». Le musée de Lille lui réserva la meilleure place. En 1914, le conservateur la protégea en lui offrant une cachette secrète à l’abri de la concupiscence des officiers allemands, eux aussi admiratifs de “Das schöne Mädchen von Lille“. Mais ils ne purent que découvrir une copie astucieusement placée par le conservateur à la place de l’original.
Comme pour tout chef-d’œuvre, l’ouverture fut abondamment reproduite et un certain nombre de copies se retrouvèrent dans des salons bourgeois. La tête de cire fut même l’héroïne d’un « Roman touristique lillois » qu’un certain Léopold Delannoy publia en 1939.
Au fil des ans, ses courtisans se firent moins nombreux. La jeune femme gardait la pose, mais sa beauté semblait fanée aux visiteurs. Elle fut pourtant traitée comme une princesse l’an dernier au musée d’Orsay, pour une exposition sur la Sculpture polychrome en France, d’autant qu’il s’agissait de sa première sortie depuis son arrivée d’Italie, un siècle et demi plus tôt ! La matière la contraint en effet à la sédentarité. Cent fois plus fragile que n’importe quelle autre statue, elle dut d’ailleurs subir deux fois des travaux de restauration. Paradoxalement, ces travaux protégèrent sa vie privée : les interventions modernes empêchèrent en effet la datation au carbone 14.
Aujourd’hui, dans un coin, au premier étage de l’imposant Palais des Beaux-Arts ouvert en 1892, la belle jeune fille attend placidement, toujours aussi mystérieuse. Peu nombreux sont les visiteurs qui s’arrêtent devant elle. On ne trouve pas de reproduction, pas de livret, pas de carte postale la représentant. Ainsi passe la gloire du monde. Imperturbable, la tête de cire garde son secret.
Gérard Goutierre
Palais des Beaux Arts, place de la République, 59000 Lille
Cher Gérard Goutierre merci pour ce beau récit. En tant que membre de la Société des Sciences, de l’Agriculture et des Arts de Lille je suis particulièrement touchée par votre récit; j’ajoute pour tout ceux qui découvre son existence qu’une commission d’éminents membres de notre Société s’est penche scientifiquement en 1868 sur cette fameuse tête en faisant appel au grand spécialiste, Jules Talrich, statuaire et modeleur. suite à cette é véritable opération chirurgicale » une note historique fut enfermée dans l’intérieur du buste résumant en partie le procès-verbal de l’intervention, rappelant entre autre que la Société des Sciences de Lille en a fait don de la Tête de Cire à la Ville de Lille en 1865
L’histoire est belle, le complément apporté par Vera Dupuis la rend plus belle encore. Un subtil dosage d’art et de discrétion. Elégance ?
Ce genre de mystère me rappelle celui du masque mortuaire de la – jadis ? – fameuse Inconnue de la Seine qui eut son heure de gloire chez les artistes…
Mon ami le peintre Serge Fiorio – 1911-2011 – en avait lui-même accroché une photographie à la tête de son lit : en memento morri, sans aucun doute.
Une belle journée en perspective… Grâce à la belle histoire de Gérard et à la référence d’André qui m’a fait essayer d’en savoir plus sur Serge Fiorio…
Merci pour mes matinées aux indispensables Soirées de Paris…
Je possède une copie pour ma part.
Celle-ci me vient de mon grand père