Cela se passait sur la ligne 13 du métro parisien. Un début d’après-midi d’une journée calme et ordinaire, ni pluvieuse comme souvent, ni particulièrement ensoleillée. Grise peut-être. Peu importe la saison ou même l’année d’ailleurs. Disons simplement que ça se passait dans les années quatre-vingt-dix, avant l’arrivée d’Internet, du portable et des réseaux sociaux.
À la station Miromesnil, la jeune fille monta machinalement dans le wagon, le nez plongé dans un livre. Elle chercha tout aussi machinalement une place pour s’asseoir afin de poursuivre confortablement sa lecture. Un strapontin s’avérait disponible. Elle s’en empara. Le strapontin mitoyen, celui situé dans le renfoncement, était occupé par un homme apparemment de haute taille.
Le regard de la jeune femme n’alla pas au-dessus des jambes, qui lui avaient semblé immenses. Les stations défilèrent en silence tandis que, captivée par son récit, elle tournait consciencieusement les pages de son livre. Soudain, à la station Montparnasse-Bienvenue, elle fut distraite de sa lecture par un bruit sourd, semblable à celui de la chute d’un corps, quelques cris, et une agitation soudaine parmi les voyageurs. Elle s’apprêtait à lever la tête de son livre lorsque son voisin lui prit d’autorité la main et lui murmura “Vite, fuyons”. Avant qu’elle eût même le temps de comprendre ce qui lui arrivait, ils étaient descendus du wagon et la voilà qui courait à toute allure aux côtés du géant, traversant quai et couloirs à une vitesse dont elle ne se serait jamais crue capable. L’homme la maintenait à sa hauteur, la tirant fermement par la main. Elle avait la sensation de survoler le sol, presque de voler, aucun obstacle ne semblant alors plus infranchissable.
Elle avait éprouvé une sensation un brin similaire par le passé lors du bal de la commémoration du centenaire de son lycée lorsque, jeune élève de première, elle avait été invitée à danser une valse par un camarade de classe qui était, par ailleurs, petit rat de l’opéra. Elle ne savait pas danser et n’avait même pas eu le temps de répondre que son cavalier l’avait emportée dans les airs, la faisant virevolter sans qu’elle y soit pour quoi que ce fût. Mais elle ne fit la comparaison que bien plus tard, lors d’une de ces nuits d’insomnie qu’elle passa à revivre et décortiquer la scène du métro dans ses moindres détails pour tenter d’y comprendre quelque chose.
Leur course folle n’avait duré que quelques minutes. Cinq, tout au plus. Le temps semblait s’être arrêté de toute façon. Après avoir franchi à toute volée les dernières marches de l’escalier, ils se retrouvèrent enfin à l’air libre. Elle était tout essoufflée, pliée en deux par un point de côté, son cœur battait à tout rompre. Fait des plus extraordinaires, elle tenait toujours son livre dans la main gauche, désormais ankylosée par la pression exercée sans doute inconsciemment pendant la course. L’homme lui souffla alors à l’oreille d’un ton ferme et calme “Ne retournez pas dans le métro. Continuez à pied.” Puis, il disparut. Elle n’avait pas vu son visage. Elle tourna aussitôt la tête et vit de dos sa haute silhouette se fondre et s’éloigner dans la foule du boulevard.
Bientôt elle fut bousculée par les passants qui sortaient de la bouche de métro et dont elle gênait le passage. Les gens avaient l’air étrangement normaux, aussi pressés et désagréables que d’habitude. Comme si rien ne s’était passé. Elle n’en revenait pas. En regardant autour d’elle, elle aperçut un peu plus loin – hasard incroyable ou pure coïncidence ? – un béret rouge qu’elle connaissait. Elle l’appela. “Laure-Hélène !”. Mais la jeune fille ne l’entendit pas. Il aurait fallu la rattraper en courant, mais elle n’avait plus la force de courir. Elle avait déjà suffisamment de mal à récupérer son souffle…
Les minutes passèrent sans qu’elle se décidât à une action précise. Toujours en état de choc, elle avait besoin de comprendre ce qui s’était passé. Son esprit cartésien la poussait à retourner dans le métro pour se renseigner. Le guichet information avait certainement eu vent de quelque chose. Elle fit donc demi-tour, mais alors qu’elle s’apprêtait à redescendre l’escalier, un homme lui barra fermement le passage et lui enjoignit posément “Faites ce qu’on vous dit. Ne retournez pas dans le métro. Continuez à pied.” Celui-ci, elle voyait son visage. Elle le regarda intensément. Il n’était ni sympathique, ni antipathique, mais n’avait pas l’air de plaisanter. Dans tous les cas, il ne donnait pas envie d’entamer une discussion. Elle était tombée dans une histoire de fous à laquelle elle ne comprenait rien ! Résignée, elle tourna les talons. Elle vit alors un troisième homme l’observer et échanger un regard avec celui qui se trouvait derrière elle. De quoi devenir totalement parano…
Le soir, elle raconta son aventure à ses proches qui ne s’alarmèrent pas plus que ça. Elle s’était peut-être fait des idées ou avait été prise pour une autre… Si son histoire était aussi extraordinaire qu’elle le prétendait, le journal télévisé et la presse du lendemain ne manqueraient pas d’en parler. Mais rien, silence radio. L’incident ne la quittait plus. Elle le tournait et le retournait sans cesse dans sa tête, essayant d’y comprendre quelque chose. En vain. Les jours qui suivirent, elle retourna à Montparnasse et fit tous les guichets d’information. Mais là encore, rien. C’était à devenir folle ! A croire qu’elle avait rêvé… Mais non, elle savait bien qu’elle n’avait pas rêvé.
Quelques semaines plus tard, elle rencontra Laure-Hélène au théâtre. Elle lui demanda aussitôt ce qu’elle avait vu et entendu ce jour-là dans le métro. Mais la jeune fille ne se souvenait de rien, ne voyait pas de quel incident elle voulait parler. De toute façon, elle ne prenait pas la même ligne, elle ignorait tout de l’événement.
Cet incident énigmatique était donc apparemment voué à le rester et il faudrait malheureusement se résigner à faire avec. Le mieux serait même carrément de l’oublier.
Quelques mois plus tard, un autre événement marquant survint dans son existence. Elle apprit avec tristesse le décès d’une amie de la famille, une vieille dame anglaise qui l’avait prise un temps sous son aile et lui donnait des cours de conversation dans la langue de Shakespeare. Ensemble, elles parlaient littérature autour d’un thé, se rendaient au théâtre écouter les auteurs anglophones, visitaient des lieux insolites dans Paris… C’était un peu sa deuxième grand-mère en quelque sorte. L’enterrement avait lieu dans le sud de la France et elle ne pouvait s’y rendre. Mais ses parents y seraient certainement.
Les obsèques s’étaient déroulées dans la plus stricte intimité, lui raconta sa mère d’une voix troublée. La famille très proche, quelques amis… ainsi que deux membres de l’Intelligence Service venus honorer un de leurs meilleurs agents. La cérémonie achevée, ces derniers s’étaient entretenus avec le fils de la défunte et lui avaient remis des documents. C’est ainsi que celui-ci apprit avec stupéfaction que sa mère avait officié en tant qu’agent secret pendant près d’un demi-siècle. Sous le choc de la révélation et comme tout un chacun par la suite, il revisita alors le passé à la lueur de cette information.
Elle n’en revenait pas. Elle ne s’était jamais doutée de quoi que ce fût. Puis, le premier moment de stupeur passé, elle trouva que cette nouvelle n’avait tout compte fait rien de totalement incohérent. Pas peu fière d’avoir fréquenté un agent secret pendant toutes ces années, elle se remémora Passy où habitait la vieille dame, le square de l’Alboni qu’elle trouvait inquiétant à la nuit tombée…, mais la septuagénaire l’avait rassurée : elle portait toujours sur elle un revolver factice pour intimider les voleurs. Factice…
La vie pouvait décidément revêtir des aspects bien ironiques et mystérieux… L’incident du métro resurgit alors inévitablement de sa mémoire. Se pourrait-il que les événements vécus ce jour-là aient eu un quelconque lien avec sa vieille amie ? Peut-être… Ou peut-être pas. Non, cela n’avait sans doute aucun rapport. Elle ne le saurait, de toute façon, jamais. Il fallait parfois savoir s’accommoder du mystère…
Isabelle Fauvel
Si je puis me permettre : fort bien écrit et fort bien ficelé; mais la veine de ce genre de suspens est des plus faciles.
André Lombard.
Premier texte lu ce matin, premier plaisir.