Un secret bien gardé

En 2011, Annie Ernaux poursuit son œuvre autobiographique avec la publication de “L’autre fille”, un court texte écrit sous forme de lettre adressée à sa sœur aînée, morte deux ans et demi avant sa naissance et dont, à l’âge de dix ans, elle apprend subrepticement l’existence par le plus grand des hasards. L’existence de cette petite fille enlevée à six ans par la diphtérie lui a été soigneusement cachée, a été enterrée à jamais à la face du monde, tel un lourd secret bien gardé. Sur la petite scène des Déchargeurs, la comédienne Marianne Basler s’empare avec le talent qu’on lui connaît de ce texte poignant et nous emmène avec elle sur les traces de cette vie vécue à l’ombre d’un fantôme.

La vie d’Annie Ernaux nous est connue à travers ses écrits pour la plupart autobiographiques. (1) Née Annie Duchesne à Lillebonne (Seine-Maritime) le 1er septembre 1940, elle passe toute sa jeunesse à Yvetot, en Normandie. Issue d’un milieu modeste où les parents, après avoir été ouvriers, ont accédé au statut de petits commerçants en ouvrant un café-épicerie, elle-même, brillante élève, accède à un milieu plus bourgeois en poursuivant des études supérieures – le tiraillement entre ces deux milieux sociaux constitue un des thèmes récurrents de son œuvre -. Agrégée de lettres modernes, elle enseigne, au cours de sa carrière, dans différents établissements, puis au Centre national d’enseignement à distance (CNED). Auteur d’une vingtaine de romans, d’entretiens et de textes divers, elle est récipiendaire de nombreux prix littéraires tel le Prix Renaudot 1984 pour “La Place” ou encore le Prix de la langue française 2008 et le Prix Marguerite Yourcenar 2017 pour l’ensemble de son œuvre. Cette année, elle se trouvait au programme de la composition de français du concours de l’École Normale Supérieure avec son roman “Les Années” (2008), aux côtés de Rousseau, Lamartine et Hugo.

L’écriture “blanche” de la romancière – également qualifiée de “neutre” ou de “plate” –, distanciée, précise et limpide, se prête on ne peut mieux à la scène. La preuve en est, si besoin, la présence actuellement de deux de ses textes à l’affiche, “L’Occupation” au Théâtre de l’Œuvre avec Romane Bohringer et “L’autre fille” donc aux Déchargeurs. En 2017, la sociétaire Françoise Gillard se saisissait elle aussi d’un autre texte d’Annie Ernaux, “L’Événement”, pour en faire un Singulis – un seul-en-scène joué à la Comédie-Française sur la petite scène du Studio-Théâtre – qui fut un grand et puissant moment de théâtre. Autre récit autobiographique sans concession, celui-ci racontait, avec des détails parfois insoutenables, l’avortement de son auteur en 1963 alors que cet acte était encore interdit en France. Quatre ans avant la législation de la pilule contraceptive, neuf ans avant le procès de Bobigny et douze ans avant la loi Veil, cet Événement pas si lointain rappelait le difficile combat des femmes pour disposer de leur corps, un message qu’il semblait important de faire résonner auprès des jeunes générations.

Le monde de la petite Annie bascule, un beau dimanche d’août 1950, lorsqu’elle entend sa mère discuter avec une cliente sur le seuil de l’épicerie et lui confier l’existence d’une “autre fille” avant sa naissance, tout en ajoutant “Elle était plus gentille que celle-là”. Les bribes de cette confidence inouïe, tel un électrochoc, se graveront à jamais dans la mémoire de l’enfant, apportant un éclairage nouveau sur sa relation à ses parents. Le premier trio familial ne s’est-il désagrégé que pour se reformer à l’identique ? Doit-elle son existence à la mort de sa sœur ? N’est-elle qu’une remplaçante, mais en moins bien, la mort ayant fait accéder sa sœur au statut de victime et de sainte ? Les questionnements affluent, déterminants pour la construction de sa propre identité.

Si Annie n’entendra plus jamais prononcer un mot au sujet de cette sœur disparue, elle n’en parlera pas non plus, ne posera pas de question, ne dira pas qu’elle sait, complice à sa manière de ce secret si bien enfoui. Mais même le silence contribue à dessiner des contours à cette petite morte car il existe bien un livret de famille – avec deux tampons pour la première fille et un seul pour la seconde -, quelques rares photos, une tombe… Et aussi un petit lit en bois de rose disposé à côté de celui des parents dans lequel les deux fillettes ont dormi successivement, un cartable acheté pour la première et utilisé par la seconde…
Des années plus tard, en allant se recueillir sur la tombe de ses parents et de sa sœur, la narratrice, en les voyant si proches et si bien unis dans la mort, sera amenée à se demander si, tout compte fait, ce n’était pas elle “L’autre fille”…

Marianne Basler, simplement vêtue de noir, dans une mise en scène des plus sobres, s’approprie ce monologue intime dont les mots, délicats ou violents, sonnent toujours si justes. Sur le plateau, le minimum est requis : côté cour, un petit bureau en bois naturel sur lequel s’accumulent feuilles de papier, dictionnaire, quelques photos…, en fond de scène, une grande porte également en bois et, à terre, des boules de papier froissé éparses, témoignant de la difficulté à écrire cette lettre, à décrire cette relation sororale. Le son d’une voix enfantine, quelques notes de piano, une lumière qui apparaît à travers la porte soudain légèrement entrouverte… évoquent subrepticement la présence de cette sœur invisible et dont l’absence n’est que corporelle.

Sans jamais tomber dans le pathos, tout en retenue, la comédienne incarne la pensée de l’écrivain – avec laquelle elle partage d’ailleurs étonnamment une ressemblance physique faite de blondeur et d’élégance – avec une sensibilité et une émotion qui forcent l’admiration. Elle est littéralement habitée par le personnage, ayant fait totalement sienne cette histoire incroyable. L’émotion est au rendez-vous. Nous ressortons de ce spectacle bouleversés.

Isabelle Fauvel

(1) Notamment “Les Armoires vides” (1974), “La Place” (1983), “Une femme” (1988), “La Honte” (1997), “L’Événement” (2000), “L’Occupation” (2002), “Les Années” (2008), “Mémoire de fille” (2016).

“L’autre fille”, d’après le texte d’Annie Ernaux, mise en scène de Jean-Philippe Puymartin et Marianne Basler, interprétation de Marianne Basler, au Théâtre Les Déchargeurs, du 6 novembre au 1er décembre 2018, du mardi au samedi à 21h30.

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3 réponses à Un secret bien gardé

  1. Marie J dit :

    Cette histoire n’est peut-être pas totalement incroyable ou alors tous les secrets de famille le sont. Mais ce qui fait envie, à vous lire Isabelle, c’est de comprendre que Marianne Basler « avec le talent qu’on lui connaît », vous avez plus que raison, sait en faire une histoire bouleversante.

  2. philippe person dit :

    Pour les spectateurs qui j’espère seront convaincus par le texte d’Isabelle – et le mien qu’ils peuvent lire sur Froggy’s Delight – la pièce s’appelle « l’autre fille » et non pas « Un secret bien gardé »… D’ailleurs le secret n’est pas bien gardé : c’est Annie Ernaux qui ne demande rien à ses parents et qui craint presque plus qu’eux que ce secret soit trahi par inadvertance…
    Franchement, Marianne Basler est au sommet de son art. Elle mérite tous les Molière du monde. Je vais au théâtre 4 à 5 fois par semaine et je dois dire qu’en dix ans, je n’ai pas connu dix fois une telle émotion… Marianne Basler est grande en vieille petite fille fragile et forte à la fois.
    Si l’on aime Ernaux (pléonasme), il faut aussi voir « L’Occupation » à l’Oeuvre avec Romane Bohringer. Certes, l’émotion est plus diffuse mais elle est aussi là. Sans doute la scénographie un peu « bordélique » fait perdre un peu d’intensité au spectacle. Mais mon Dieu qu’Annie Ernaux est une géante des lettres. Ses textes laissent pantois. Un Nobel n’aurait pas été immérité…

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