Au cours du mois d’octobre, on a pu entendre à Paris trois jeunes artistes d’exception, un violoncelliste et un pianiste nés en 1990 tenant toutes leurs promesses, et une soprano nouvelle venue attirant tous les regards.
On a retrouvé le violoncelliste Victor Julien-Laferrière (au beau nom mémorable) au Théâtre des Champs-Élysées le 11 octobre, auréolé de son titre de « Soliste instrumental de l’année » aux Victoires de la musique classique cette année. Un titre de plus pour ce jeune homme pressé qui les collectionne depuis 2012, lorsqu’il fut récompensé à 22 ans (22 ans !) par les prix spéciaux et le grand prix du Concours international du Printemps de Prague. Plus récemment, il a fait sensation en 2017 en remportant le premier prix attribué à un violoncelliste pour la première fois du fameux concours pianistique Reine Elisabeth de Belgique.
Dès 2009 (à 19 ans !), le jeune homme très pressé fonde sa propre formation de chambre, le trio « Les Esprits », en compagnie du jeune pianiste Adam Laloum et de la violoniste d’origine coréenne Mi-Sa Yang. Ils enregistrent plusieurs disques, tous primés, pour le label Mirare, et en octobre 2016, un album de sonates avec Adam Laloum obtient toutes les récompenses imaginables. De quoi leur tourner la tête, si les deux compères étaient du genre à s’enivrer de succès! Mais ce n’est pas du tout dans leur nature, plutôt réservée, intériorisée et même rêveuse (qui transparaît dans leur jeu), et c’est une des raisons pour lesquelles ils s’entendent si bien.
Si ce CD est aussi réussi, disent-ils, c’est qu’il a été réalisé dans une totale liberté et fraternité. « Ce n’est même plus de la musique de chambre, déclare Julien lors d’une interview à Diapason en 2017, c’est de la musique de frères. »
Tel doit être le secret de ces vies dévorées par l’art musical : se retrouver entre frères ou sœurs en musique.
Lors du concert du 11 octobre, Victor Julien-Laferrière interprétait un sommet du romantisme, le Concerto pour violoncelle en la mineur de Robert Schumann, accompagné par l’Orchestre de Chambre de Paris au grand complet. On parle toujours de l’école de violoncelle française, et certes, entre les mains de l’instrumentiste, ce merveilleux instrument impose sa sonorité, sa voix, à la seconde ou jamais. Ce fut un moment magique où toute la salle retenait son souffle, notamment lors des passages où l’archet descendait dans des notes graves profondément suaves. En bis, deux brèves pièces de Bach complétaient l’enchantement. On l’a bien senti, et on l’a vu à leur façon traditionnelle d’applaudir à l’aide de leur archet, combien les musiciens de l’OCP respectent l’exceptionnel jeune homme.
Deux jours plus tard, le samedi 13 octobre, toujours dans le même temple musical Art déco et dans le cadre de la série « Les Grandes Voix », la nouvelle diva Elsa Dreisig, franco-danoise de 27 ans (premier prix féminin du concours international de voix Operalia fondé par Placido Domingo et « Révélation » aux Victoires de la musique classique en 2016), venait défendre son premier CD, « Miroirs », accompagnée par l’Orchestre National Montpellier Occitanie dirigé par le vétéran Michael Schonwandt, avec lequel elle a enregistré le disque. Disque qui lui a valu de figurer en première page du Monde !
Extrait de l’opéra « Hérodiade » de Massenet, son premier air, « Il est doux, il est bon » a d’emblée imposé une voix et un timbre empreints de personnalité et d’éclat. Malheureusement, revêtue d’une longue robe à paillettes noire haut fendue sur la cuisse, elle se tenait les bras immobiles le long du corps, avec une raideur certaine contaminant l’air suivant « Ah ! Tu n’as pas voulu… », scène finale de la « Salomé » de Richard Strauss, chantée en français. Un long morceau avec de beaux passages, et d’autres où l’on se demandait si elle éprouvait quelque difficulté ou si l’orchestre jouait trop fort.
Et justement, après l’entracte, alors que le chef levait sa baguette, une voix féminine s’est élevée bien haut en criant « Moins fort l’orchestre ! », intervention plutôt rare en ce lieu policé. Tenue plus décontractée pour Elsa, attaquant en pantalon « Una voce poco fa », l’air de Rosine du « Barbier de Séville », s’appuyant sur de beaux graves, mais on se demande pourquoi tant de sopranes mettent cet air écrit pour une mezzo à leur répertoire, la Callas y compris, mais qui le chantait en mezzo.
A ce propos, la Dreisig pourrait bien prendre modèle sur la gestuelle de la Callas ou de la Netrebko, au lieu de chanter les bras collés au corps. Son « Porgi amor » de la Comtesse des « Noces de Figaro » venait ensuite un peu à contresens, et c’est en robe bustier à paillettes blanches qu’elle nous a interprété son morceau final, « Dieu ! quel frisson » (« Roméo et Juliette » de Gounod), un de ces longs airs qu’elle affectionne, dans lequel elle peut déployer une large palette, et une exigence impressionnante.
Retour à la musique de chambre le 19 octobre, à l’Auditorium de Radio France, pour entendre le pianiste phénomène Lucas Debargue, inséré dans un programme à l’anglaise, le toujours souriant vétéran Sir Roger Norrington dirigeant le Philharmonique. Le long jeune homme dégingandé à la fine moustache, aux larges lunettes encadrées de noir et aux mains encore plus larges a trouvé son public depuis 2015, en remportant le quatrième prix du Concours Tchaïkovski et le Grand prix des critiques. Enthousiasme délirant des Russes évoquant les mânes de Glenn Gould à propos du premier pianiste français couronné à Moscou.
Et carrière internationale overnight pour cet artiste qui n’a rien fait comme les autres : loin de s’astreindre au clavier dès le plus jeune âge, il a attendu 11 ans pour faire ses gammes en autodidacte et jouer à sa façon (avec trois doigts !) Bach ou Chopin, ignorant tout de la technique, dévorant les partitions, composant ses propres morceaux, et parfaitement heureux. Il passe au rock avec des copains, devient « drogué » de littérature à la Fac de Lettres de Paris, prend tout de même quelques leçons de piano à Compiègne et Beauvais, rencontre durant le torride été 2011 à Paris des Brésiliens qui aiment son toucher et l’invitent dans leur pays, où il découvre l’improvisation. Il vient d’avoir 20 ans, n’a toujours aucune idée de ce que cela représente de jouer sur scène, quand il tombe au Conservatoire de Rueil sur la professeure russe Rena Shereshevskaya. Ils se lancent un défi mutuel : se donner quatre ans pour préparer l’un des plus prestigieux concours internationaux, celui de Moscou.
Il a donné cent cinquante concerts les deux années suivantes et publié trois CD, et son public était bien entendu au rendez-vous à l’Auditorium de Radio France bourré à craquer. Un Concerto pour double orchestre à cordes de l’Anglais Michael Tippett nous ayant régalé de cordes, nous étions prêts pour le Concerto pour piano et orchestre n°1 de Chopin, un grand moment grâce au long jeune homme en chemise blanche au jeu clair et nuancé, tantôt hyper concentré sur le clavier, tantôt tournant la tête vers ses partenaires, partageant visiblement ce moment autant avec eux qu’avec nous. Délicieux dialogues avec le ou les cors, et trilles suspendues dans l’air, en particulier lors de la deuxième partie où seul en scène, il nous a interprété trois courtes pièces de Chopin.
Trilles impalpables qui m’ont rappelé celles de la Callas dans « Norma »…
Lise Bloch-Morhange
PS: Le samedi 10 novembre à 20H30, au studio 104 de Radio France, des poèmes et lettres de Guillaume Apollinaire feront l’objet d’un concert-fiction proposé par France Culture qui sera diffusé en direct sur la même antenne.
Chère Lise,
le passage sur « La Dreisig » est à conserver précieusement…. En voyant sa photo, on comprend qu’on a là un « produit d’appel » sexy et moderne… en lisant votre texte, ses hauts et ses bas, en font un personnage qu’on a envie de découvrir au plus vite…
Je la vois bien cherchant « The Voice » ou « la nouvelle Star », chantant du rock ou de l’opérette ou héroïne d’un film hors normes… Bref, ce fantasme matinal et musical est délicieux !