Pour fêter le premier jour de l’été, Arte nous a offert jeudi 21 juin un «Macbeth» de Verdi en léger différé de la Staatsoper de Berlin, dont maestro Barenboïm est directeur musical. Cet événement sera visible en replay sur Arte concert pendant trois mois, une chance formidable de voir et revoir à l’infini un chef d’œuvre de l’opéra.
À l’affiche, deux monstres des scènes lyriques, la grandissime Anna Netrebko dans le rôle de la terrible Lady Macbeth assoiffée de sang et de pouvoir, et Placido Domingo dans celui du mari manipulé comme une marionnette. Autrement dit l’un des plus grands ténors du XXème siècle poursuivant, à soixante-dix-sept ans, une nouvelle carrière de baryton. Un exploit unique dans l’histoire de l’opéra, ce qu’on appelle une légende vivante, et quand on lui demande pourquoi il continue, il répond tout simplement «d’abord parce que c’est ma vie, ensuite parce que je peux encore le faire ! Je m’arrêterai le jour où je ne pourrai plus.»
Eh bien oui, il peut toujours le faire, mais il est vrai que si Macbeth est très présent sur scène, il n’a en réalité qu’un seul grand air, assez bref, juste avant de mourir en s’écriant «Je meurs haï du Ciel et des hommes ! Maudite couronne, je meurs pour toi seule !». Car bien entendu, un chanteur aussi accompli n’aurait pas entrepris «à son âge» un rôle impossible, même si nous sommes éperdus d’admiration face à un phénomène possédant encore une vraie ligne de chant et un souffle certain, forgés par cinquante ans de travail «à l’ancienne» sur la voix. Et puis il s’agit d’un colosse d’un mètre quatre-vingt sept portant avec superbe le costume de général voulu par la mise en scène moderne – bottes, culotte de cheval, décorations foisonnantes, casquette de général d’opérette. Et supportant parfaitement les gros plans sur son beau visage de patriarche.
On sait que le compositeur, alors à ses débuts et en pleines «années de galère», trouvait injuste que pour son «premier Verdi» (son dernier, «Otello», viendra quarante ans plus tard), on lui reproche de s’être trop éloigné de Shakespeare, car il connaissait parfaitement son Macbeth, et avait assuré lui-même le découpage dramatique avant de confier le livret à son librettiste signor Piave. Et dans la pièce comme dans l’opéra, tout est structuré autour de trois pivots : Macbeth, Lady Macbeth et les sorcières prophétesses.
Dès le bref prélude, d’ailleurs, le rappel du thème ample et obsédant de la scène du somnambulisme de Lady Macbeth témoigne du brillant sens dramatique de l’œuvre, admirablement relayé par le légendaire maestro Barenboïm. Après avoir fait brièvement lever et applaudir l’orchestre, l’illustre Staatskappelle berlinoise, et serré la main du premier violon, il s’assied dans son fauteuil, lève la baguette et attaque comme en proie à une urgence absolue. Celle d’une tension dramatique qui ne se relâchera jamais.
Tandis que l’ample thème résonne, une femme aux longs cheveux bruns (la Netrebko en personne) en long manteau noir, pieds nus, brandissant une épée et tenant de l’autre main une poupée-enfant vêtue de blanc, traverse la scène muettement comme dans un songe ou un cauchemar (inquiétant prélude à la scène du somnambulisme), frôlant les cadavres de soldats jonchant le sol, tandis que les fumées noires et rougeoyantes des champs de bataille obscurcissent l’horizon.
Arrivent alors les sorcières déchainées pillant les cadavres, saluant l’arrivée de Macbeth et Banco victorieux par ces paroles étranges : «Salut Macbeth, roi d’Ecosse !», ce qu’il n’est pas.
Bref retour des sorcières, et premier grand air de Lady Macbeth attendant l’arrivée de son époux, le «Vieni ! T’affretta !», «Viens ! Dépêche-toi ! Je peux enflammer ton cœur peureux !». Le premier choc passé en voyant la Netrebko en tailleur pantalon noir, s’allongeant langoureusement sur un canapé Chesterfield blanc, aucun doute n’est permis : à quarante-sept ans, elle est une Lady Macbeth déchaînée aux accents fulgurants, tout autant qu’une tragédienne accomplie. Elle est même parvenue à assombrir sa voix de soprano dans les basses sans endommager sa ligne de chant, un exploit dans ce rôle pour lequel Verdi voulait «une voix laide», capable de traduire la noirceur du personnage. N’est-ce pas elle qui rapporte le poignard sanglant dans la chambre du roi d’Écosse Duncan assassiné par Macbeth ? N’est-ce pas elle qui va le persuader de la nécessité d’un nouveau meurtre, celui du fidèle Banquo ? Et quel mépris pour son «lâche» de mari !
Magnifique couple Domingo-Netrebko, lui rendu en quelque sorte encore plus crédible par la fragilité de l’âge, puisqu’il n’est plus le jeune guerrier triomphant voulu par Verdi. Il est si rare qu’à l’opéra l’âge serve le chanteur…
Quant à sa Lady, elle est implacable dans le fameux grand air ajouté par Verdi «La luce langue», dans lequel elle se convainc de la nécessité d’un nouveau meurtre, celui du fidèle Banquo : «Nuovo delito ? Nuovo delito ? E neccessario! E necessario! Les trépassés se moquent de régner, pour eux suffisent un requiem et l’éternité… O volupté du trône !». Musique obsédante, envoûtante, et souvenir des grandes devancières que furent Maria Callas ou Shirley Verrett.
Le temps d’assister à l’assassinat de Banquo par les sbires du général Macbeth sur fond de toits et lampadaires contemporains, nous voilà revenus au palais, où la royale Lady en fourreau vert porte à deux reprises un toast quelque peu nerveux en l’honneur des invités. Mais son royal époux ne cesse de voir apparaitre le fantôme de Banquo et se décompose sous l’œil des courtisans, lors d’un splendide final.
Petite surprise avant les deux derniers actes, nous avons droit à une interview entre maestro Barenboïm et le metteur en scène allemand Harry Kupfer, cheveux blancs lui aussi, vétéran de Bayreuth, peu connu en France. Au-delà des propos convenus sur leur étroite collaboration, retenons leur insistance à présenter, musicalement et scéniquement, une œuvre aussi moderne qu’elle le fût à l’époque de la création, et selon eux toujours aussi moderne de nos jours. Le maestro insiste également sur le chœur des exilés écossais de l’acte IV, «Patria oppressa», qui selon lui, vaut bien le célébrissime «Va pensiero» de «Nabucco».
Début de l’acte III, nouvelle apparition des sorcières prophétesses devant Macbeth, et bonheur renouvelé pour nous d’entendre évoquer l’enfer par ces envoûtantes voix féminines dans des tonalités non pas sombres mais d’une douce irréalité. Leurs très étranges prédictions rassurent à tort le nouveau roi : nul être né d’une femme ne lui nuira, et il demeurera glorieux jusqu’au jour où la forêt de Birman s’avancera vers lui.
Puis vient ce qui pour certains représente le sommet de l’opéra (ce n’est pas mon cas), la scène du somnambulisme de la reine, que la Netrebko interprète en vraie scène de folie : vêtue d’une chemise de nuit blanche, les cheveux dénoués, pieds nus, une bougie à la main, elle se frotte les mains pour effacer d’invisibles taches de sang et apostrophe son mari absent. Plus de fureur, que de la douleur, sur le sublime thème joué dès le prélude.
Dès cette scène, tout est consommé pour les Macbeth…
Lise Bloch-Morhange
Magnifique, simplement magnifique!!