«Dans ma vie, j’ai rencontré trois génies. L’un était Clara Haskil, l’autre professeur Einstein, le troisième Sir Winston Churchill», déclare Charlie Chaplin au début du remarquable documentaire «Clara Haskil : le mystère de l’interprète», diffusé sur Arte en août 2017, toujours visible sur Dailymotion.
Effectivement, les grands interprètes, particulièrement les grands pianistes, sont des mystères, et il est difficile d’expliquer par exemple pourquoi soixante ans après sa mort, la grande Clara demeure une référence absolue, elle qui trouvait ses concerts et ses enregistrements « infects ». Le critique musical Alain Lompech tente une réponse en disant que lorsqu’il l’a entendue pour la première fois à la radio, vers l’âge de dix ans, il a éprouvé le sentiment qu’elle ne jouait que pour lui.
Quant à moi, je n’ai jamais oublié son Concerto n° 20 pour piano et orchestre de Mozart, que j’écoutais en boucle, adolescente, à la campagne, dans l’Yonne… J’entends encore les notes de l’adagio, égrenées une à une, face à la forêt d’Othe, fondues dans les vagues vertes, à l’infini… Impossible d’expliquer, de définir ce toucher, puisqu’il est bien question de toucher, n’est-ce pas, aussi unique que la patte du grand peintre ou la voix d’une diva, semblable à nulle autre.
Ce toucher qui vous foudroie, je l’ai également éprouvé récemment en écoutant le CD «Diapason d’or» consacré au grand pianiste russe Emil Gilels par la revue Diapason, il y a quelques mois, un bienheureux pot pourri allant de Mozart à Liszt, en passant par Scarlatti, Schumann ou Rameau.
Ce fut vraiment comme une révélation, raison pour laquelle je me suis précipitée sur le coffret de cinq CD qui vient de sortir, proposant des récitals inédits enregistrés en direct entre 1975 et 1980, période tardive donc, au Concertgebow d’Amsterdam, une des meilleures salles au monde. Apparemment, cette précieuse moisson, paraissant dans la série «Lost recordings» (ci-dessous) du label Fondamenta, est rendue possible grâce à l’autorisation du petit-fils du pianiste.
Voici comment s’exprime le fondateur du label, Frédéric D’Oria-Nicola, qui se définit comme «pianiste et mélomane», à propos des pianistes de légende : «… une économie des gestes dans leur façon d’aborder le clavier, une sonorité reconnaissable entre toutes, une compréhension du texte dans ses moindres méandres et indubitablement, une diction particulière…. Gilels a tout cela.».
De son côté, dans son dictionnaire très personnel des «Grands pianistes du XX siècle» publié chez Buchet Chastel, Alain Lompech estime que «le jeu de Gilels à partir des années 1970, et cela ira en s’approfondissant, est un marbre blanc dont il faut s’approcher pour n’en voir que le grain et les infimes variations de lumière. De façon à oublier tout autre témoignage dans les œuvres qu’il joue et tout ce qu’on pense savoir d’elle.» Effectivement, dans ce coffret, pratiquement chacune des œuvres célèbres allant de Beethoven (beaucoup) à Brahms, Schumann, Mozart, Chopin, Ravel ou Prokoviev que j’entends résonne comme une totale évidence. Et je me dis «C’est comme ça qu’il faut les jouer». Les applaudissements recréant l’illusion de la salle, et le lien fort existant entre Gilels et ce public qui l’avait chaleureusement accueilli à ses débuts.
Mais bien sûr les CD s’écoutent chez soi, dans des moments de disponibilité, alors qu’au concert c’est plus compliqué, aussi bien pour le spectateur que pour l’interprète, l’un comme l’autre devant être… au meilleur de sa forme. Je m’interroge souvent à ce sujet, comme lors du récital du pianiste français que j’aime beaucoup, Jean-Efflam Bavouzet, donné le 27 mai dernier à l’Auditorium de Radio-France.
Il m’a semblé que ce pianiste qui la cinquantaine venue, n’a plus rien à prouver sur les scènes internationales, se livrait dans la Sonate pour piano n°3 de Robert Schumann à une démonstration de virtuosité excessive. Même sentiment après l’entracte, avec la Sonate pour piano n°3 en la mineur de Prokofiev, alors que ses Études pour piano de Claude Debussy m’ont paru heureusement échapper à la pure virtuosité, étant toutes pétries de sensualité et de chair. Mais bizarrement, je n’ai pas eu le sentiment que le contact était passé entre cet excellent interprète et la salle.
Quelques jours après, j’assistais à Gaveau, dans la série Philippe Maillard Productions, au premier concert dans une grande salle parisienne d’un jeune maître du clavier belge de vingt-huit ans Florian Noack (élu «Jeune musicien de l’année 2017» par l’Union de la presse belge). J’avais aimé son «toucher», justement, dans une pièce de Grieg, sur le CD «Diapason d’Or » de Diapason en mai dernier. Il sortait son deuxième CD, « Album d’un voyageur», chez la Dolce Volta.
J’avais encore en tête les allers-retours décidés de Bavouzet entre les coulisses et son piano, quand le jeune Noack (ci-contre) est arrivé tout noué devant son Steinway. Aucun sourire, salut à peine esquissé, tout maigre dans son costume noir de rigueur, larges lunettes, pas de partition, il s’est empressé d’attaquer Intermezzi op.4 de Schumann.
Impossible de ne pas sentir son tract, même s’il l’a mieux dominé au bout d’un moment, et si j’ai retrouvé dans sa Sonate n°2 de Chopin ce toucher que j’avais apprécié. Beaucoup de critiques et gens du milieu musical discutant à l’entracte, et l’un d’eux disant «Mais est-ce qu’il a en lui de quoi devenir un grand ?». Franchement, on avait le sentiment d’un agneau livré aux fauves.
Lors de la seconde partie, public toujours aussi attentif mais bien froid, à mon avis, pour des Variations sur un thème de Chopin de Rachmaninov complétant habilement le programme.
Autres mystères pianistiques à venir bientôt avec Christian Zacharias au piano et à la direction de l’Orchestre de Chambre de Paris, puis petits nouveaux et grands maîtres comme Philippe Bianconi et Jean-Claude Pennetier lors du 35ème Festival Chopin.
Lise Bloch-Morhange
20 juin, Christian Zacharias, piano et direction, Orchestre de Chambre de Paris, Théâtre des Champs-Elysées
23 juin-14 juillet, 35e Festival Chopin, Orangerie de Bagatelle
Maison de la radio
Philippe Maillard Productions