Pas une saison ne se passe sans que plusieurs théâtres (1) affichent une pièce de Lagarce. Un peu comme Shakespeare ou Tchekhov… Jean-Luc Lagarce (1957-1995), un des auteurs contemporains les plus joués en France, est devenu, après sa mort, un classique du XXème siècle et on s’en va découvrir une énième version de “Juste la fin du monde” comme on part assister à une nouvelle mise en scène d’“Oncle Vania”, le cœur léger et impatient. Des retrouvailles que l’on espère heureuses. Voici donc que la pièce se trouve concomitamment à l’affiche de deux petites salles parisiennes, le Studio Hébertot et Les Déchargeurs. C’est la version qui se joue dans ce deuxième théâtre, mise en scène par Terry Misseraoui, que nous allons vous évoquer.
Revoir “Juste la fin de monde” (1990) après l’adaptation cinématographique qu’en avait faite Xavier Dolan il y a près de deux ans était presque une gageure. Il fallait à tout prix oublier Gaspard Ulliel, Nathalie Baye, Marion Cotillard, Léa Seydoux et Vincent Cassel, faire le vide en soi pour accueillir une nouvelle fois l’histoire de Louis, ce double de l’auteur, cet écrivain atteint du sida qui se sait condamné et retourne, après douze années d’absence, dans son village natal pour annoncer sa mort prochaine à sa famille, ce thème du retour parmi les siens cher à Lagarce et présent dans nombre de ses pièces – “Derniers remords avant l’oubli” (1987), “J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne” (1994) ou encore “Le Pays lointain” (1995) -.
Quel bonheur d’entendre à nouveau la belle langue de Lagarce, comme si soudain l’absence de caméra et de plans rapprochés lui redonnait sur scène toute sa place, cette façon qu’ont les personnages de se reprendre, de se répéter pour trouver le mot juste, le mot qui exprimera exactement, précisément, leur pensée, leur sentiment… Le verbe reprend alors le dessus avec la dimension poétique qui lui est attachée. L’arrivée de Louis, après la gêne, amène un flot de paroles, faisant ressurgir souvenirs, rancunes et rancœurs, non-dits et tensions familiales… Le malaise pourtant persiste. Pourquoi Louis a-t-il souhaité ce retour alors qu’il reste muet, enfermé dans un silence pesant ? Quasi mutique, comme absent au monde, ses seules adresses ne sont pas destinées à sa famille, mais au public, c’est à dire à lui-même.
Ce n’est certes pas l’interprétation de Clément Maléry dans le rôle de Louis qui nous apportera des réponses. Si, par le passé, Louis, personnage égocentrique au plus haut point, monstre d’égoïsme pour certains, nous avait semblé revenir, au bout du compte, plus pour lui-même que pour les autres, sans doute afin de revoir une dernière fois les lieux de son enfance et faire le deuil de ses jeunes années, il en est différemment ici. Clément Maléry, tout sourire, est d’une grande légèreté dans son approche du personnage et il est tout aussi difficile d’y voir un homme sur le point de mourir que de percer ses pensées ou ses sentiments.
Tout compte fait, Louis se dessine, comme en sous-texte, à travers les membres de sa famille, à travers ces gens simples qui ont souffert, chacun à leur manière, de l’absence de ce fils/frère, de ce désintérêt qu’il n’a cessé de leur manifester par son silence ou ses cartes postales elliptiques, de cette réussite qu’il n’a pas souhaité partager. Interprétés par des comédiens d’une grande justesse, la mère (Raphaëlle Saudinos), Suzanne la sœur (Laure Massard), Antoine le frère (Guillaume Chabaud) et Catherine la femme de ce dernier (Noëlle Malachina) sont infiniment touchants. A travers son récit des promenades familiales dominicales en automobile qui en dit long sur le milieu dans lequel Louis a vécu et qu’il a voulu fuir, la mère est aussi pathétique qu’attachante. Son désir de maintenir une apparence d’harmonie familiale envers et contre tout est presque un acte de désespoir, caché sous une bonne humeur de circonstance. Catherine, qui pourrait au premier abord paraître un peu nunuche, est attendrissante de maladresse, dans un jeu tout en douceur. Pour tenter de briser la glace, elle parle de ses enfants que son beau-frère ne connaît pas. À peine a-t-il envoyé un petit mot à la naissance du premier…
Sous un badinage apparemment léger, en rappelant à Louis que son mari et elle ont tenu à appeler leur fils Louis, comme lui, elle laisse percevoir l’affection, l’admiration qu’Antoine éprouve pour son aîné et l’immense souffrance causée par tant d’indifférence, voire peut-être même de mépris… Catherine et sa belle-mère sont des personnages qui, pour éviter les reproches et les conflits, tels des vecteurs, tentent de faire passer les messages de manière indirecte et nous apprennent beaucoup sur le ressenti des uns et des autres. Si les rôles sont avant tout extrêmement bien écrits, il n’en faut pas moins saluer l’intelligente interprétation des deux comédiennes.
Saluons également le talent de Laure Massard, dans le rôle de Suzanne, dont ce sont ici les premiers pas sur scène, et celui de Guillaume Chabaud qui incarne Antoine. Tous deux sont bouleversants. Laure Massard fait déjà montre d’une belle palette de jeu, allant de la fausse allégresse à la plus extrême gravité. La douleur de la jeune fille qu’elle interprète est palpable jusque dans ses silences lorsque la parole est donnée à d’autres. Son désespoir nous ébranle. Guillaume Chabaud, tout en retenue et d’une belle intensité, explose dans son monologue final. Dans les mots qu’il ne peut plus retenir, Antoine raconte sa peine. Avec une infinie tendresse, il parle à son aîné, lui ouvre son cœur, peut-être pour la première fois… Son discours, d’une grande sincérité, est des plus poignants.
La mise en scène est, la majorité du temps, d’une simplicité tout en efficacité, laissant la part belle au jeu des acteurs : une salle à manger où chacun entre et sort. Une courte incursion vidéo ne s’avère pas des plus heureuses. De même, un combat imagé de Louis avec la mort ne semblait pas véritablement nécessaire.
Malgré donc quelques bémols, ce spectacle se regarde sans déplaisir et avec par moments beaucoup d’émotion, ébranlant éventuellement au passage quelques unes de nos certitudes : existe-t-il une vie meilleure qu’une autre ? En quoi la vie de Louis serait-elle finalement plus enviable que celle d’Antoine ou des autres membres de sa famille ? Ni meilleure, ni pire, mais peut-être simplement différente ?
Isabelle Fauvel
“Juste la fin de monde” de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de Terry Misseraoui, avec Clément Maléry (Louis), Raphaëlle Saudinos (la mère), Laure Massard (Suzanne), Noëlle Malachina (Catherine) et Guillaume Chabaud (Antoine) au Théâtre Les Déchargeurs, du 29 mai au 2 juin 2018 et du 12 au 30 juin 2018, du mardi au samedi à 19h30.
Critique du film de Xavier Dolan “Juste la fin de monde” du 27/09/2016 dans Les Soirées de Paris
(1): La saison 2017-2018 n’a pas dérogé à la règle : “J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne” cet hiver au Vieux-Colombier dans une mise en scène de Chloé Dalbert et deux productions de “Le Pays lointain”, l’une par Christophe Rauck, créée à Lille et programmée cet été au Festival d’Avignon, et l’autre par Clément-Hervieu Léger, en tournée, pour une reprise à l’Odéon-Théâtre de l’Europe la saison prochaine, sans compter toutes celles dont nous n’avons peut-être pas eu connaissance…
Bonjour,
Attachée de presse au Théâtre du Nord, je souhaiterais rentrer en contact avec Isabelle Fauvel pour l’inviter à venir voir le spectacle de Christophe Rauck dont elle fait mention, à Lille ou Avignon….