Quelle merveilleuse ville que Paris où l’on programme pour un soir, juste un soir, le seul opéra de Debussy, ovni resté sans descendance, un «Pelléas et Mélisande » de grand luxe. Que la série «Les Grandes voix» en soit remerciée.
Nous étions le 2 mai, au lendemain des défilés du 1er mai perturbés par les violences de ces hommes en noir cagoulés surgis pont d’Austerlitz, auto baptisés «Black Blocs». Bien organisés, unis par les réseaux sociaux, alors que la préfecture de police en attendait quelques centaines, ils se sont révélés plus de mille, et ont attaqué à coup de barres de fer un MacDo, un concessionnaire Renault, ont brûlé des voitures. Les images ont tourné en boucle sur le petit écran. Le lendemain matin, le journaliste Daniel Schneidermann, sur son blog Le Matinaute, s’est donné la peine d’analyser les tracts placardés, proclamant le dégoût de la malbouffe et du capitalisme.
Étions-nous dans un nouveau Mai 68 dont on célèbre justement le cinquantenaire ? Étions-nous dans un remake des manifestations altermondialistes violentes des années 1970-1980? Ces hommes en noir étaient-ils venus de Notre-Dame-des-Landes ?
Mais qui sont donc ces Black Blocs, et de quoi sont-ils le signe ?
Ces images et ces questions à l’esprit, j’ai franchi le lendemain les portes du théâtre des Champs-Elysées pour cet unique Pelléas. Et le miracle s’est produit une fois de plus, me rappelant (toutes proportions gardées heureusement) celui que j’avais vécu peu après la tuerie du Bataclan, assise dans la grande salle de l’Opéra Bastille (pour un «Elixir d’amour» avec Roberto Alagna). Toute une foule oubliant le monde extérieur et sa brutalité, communiant dans ce qu’un spectacle à son plus haut degré d’exigence peut produire.
Je ne suis pas une debussyste de choc (voir mon article «Cordes magiques» le 16 mars 2018), mais j’étais venue pour voir et entendre Sabine Devieilhe, soprano colorature et grande interprète (alliance rare) que j’adore, en Mélisande. Affluence des grands soirs, jusqu’aux cintres, pour assister à sa prise de rôle parisienne, et pas mal de jeunes têtes pour une fois. Ainsi sont les divas, surtout à trente-deux ans : la moindre de leur prestation fait sensation.
Car il s’agissait d’une reprise de ce Pelléas créé par l’Atelier Lyrique de Tourcoing sous la direction du grand maître français baroqueux Jean-Claude Malgoire en 2015, puis repris tout récemment (célébration du centenaire de la mort de Debussy oblige), les 23, 25 et 27 mars derniers. Mais depuis, dans la nuit du 13 au 14 avril, le géant du renouveau baroque s’est éteint à soixante-dix sept ans. Ce qui nous a valu, avant le lever de rideau, un bref éloge funèbre de la part du directeur du TCE, Michel Franck, homme peu souriant mais vrai professionnel.
Et voilà que les violences de la veille nous rattrapaient insidieusement avec l’évocation de cette disparition brutale, cependant le patron des lieux ne s’est pas étendu, en disant qu’il ne nous demanderait pas une minute de silence, qui aurait déplu au maestro disparu.
Puis rapide lever de rideau, et dissipation de toute mélancolie avec un trépidant Benjamin Lévy à la tête de son Orchestre Pelléas, attaquant le prélude et nous plongeant à l’instant dans les inquiétantes profondeurs d’une forêt. Je dois l’avouer, je ne connaissais pas cet orchestre, fondé en cogestion il y a une douzaine d’années par le jeune chef, et j’ai même pensé, tant les sonorités des bois se faisaient voluptueuses, que les jeunes musiciens jouaient sur instruments anciens. Mais après vérification, j’ai découvert qu’ils ont «fait le choix d’appliquer sur les instruments d’aujourd’hui les découvertes faites sur les instruments d’époque.» Sic !
Golaud, alias Alain Buet, est alors apparu côté jardin, imposant à l’instant son personnage par son âge (la cinquantaine), son beau timbre de baryton et son impeccable diction française (comme tous les autres chanteurs), face au pupitre où était posée la partition. Car il s’agissait ce soir d’une version de concert, même si la plupart des interprètes avaient participé à la production de Tourcoing.
Je ne vanterais jamais assez les opéras en version de concert, où l’on a tout loisir de se concentrer sur la musique et les interprètes, surtout à une époque où les metteurs en scène ont tendance à faire étalage de leur génial égo plutôt que de nous éclairer sur l’œuvre. Cette version convient particulièrement bien au «drame lyrique» de Debussy, mais il est préférable d’avoir une idée de ce qu’on va voir, en l’occurrence un conte cruel inspiré par la pièce de l’écrivain belge Maurice Maeterlinck, créé le 17 mai 1893 au théâtre des Bouffes-Parisiens. L’histoire d’un «vieux mari» fou de jalousie,
traité comme un conte d’inspiration symboliste, puissamment poétique et intemporel, les méandres de l’intrigue ayant peu d’importance.
Golaud, donc, vient juste d’apparaître sur la gauche, il s’est perdu dans la forêt en chassant et arrive près d’une fontaine, où pleure la mystérieuse Mélisande. Il va l’épouser sans rien savoir d’elle. Je le savais : dès que Sabine Devieilhe surgit côté cour dans sa longue robe bustier en mousseline noire, les mains tenant légèrement la longue jupe, elle est Mélisande, fragile créature ignorant même d’où elle vient. Toute menue, les bras si minces et flexibles, les épaules et le cou si blancs sous la lumière de scène très crue, ses longs cheveux blonds relevés d’un côté, le profil aigu, toute de retenue dans le «parler-chanter» debussien. Plus encore Mélisande que Natalie Dessay, pourtant très convaincante, quelques années plus tôt.
On connaît la suite : Mélisande et Pelléas, le demi frère de Golaud, sont du même âge et vont tomber amoureux sans même en être conscients, sinon du plaisir innocent d’être ensemble, éveillant chez le «vieux mari» Golaud une jalousie obsessive et meurtrière. Et nous avons frissonné une première fois lorsque Mélisande a tendu «ses petites mains», et lorsqu’elle a murmuré ce premier «Je ne suis pas heureuse».
Trois heures plus tard, ovation pour la grande mezzo française Sylvie-Brunet-Grupposo alias Geneviève, ovation pour Alain Buet en Golaud déchiré, ovation pour Guillaume Andrieux en Pelléas passionné, et ovation pour Sabine Devieilhe, née pour être Mélisande, enfin ovation pour Benjamin Levy et tous ses Pelléas.
Et sentiment d’émerveillement renouvelé en voyant qu’un public parisien plutôt snob puisse si bien vibrer à la pure beauté musicale.
Lise Bloch-Morhange
Diffusion par France Musique le 20 mai à 20 h
Production Les Grandes voix
La saison 2018/2019 débute par un récital de Jonas Kaufmann au TCE le 20 septembre
Quel regret d’avoir manqué cette soirée !
Merci d’avoir partagé votre plaisir.
Ovation pour Jérôme Varnier,
aussi, impeccable Arkel que vous ne citez pas…
belle soirée d’émotion debussyste
pour une œuvre renversante
qui n’a pas vraiment le caractère d’un opéra… les mots et leurs couleurs
Priment sur les personnages flottants
Pas certains de vous suivre dans votre analyse politique :
les temps sont durs et la violence très présente aussi chez les politiques