Il y a mon cœur qui bat pour toi…

Marie Dubois, Annie Playden, Marie Laurencin, Louise de Coligny-Châtillon, dite Lou, Madeleine Pagès, Jacqueline Kolb… Guillaume Apollinaire (1880-1918), le poète à la vie si tragiquement courte fut un grand amoureux romantique, fougueux et passionné. Les nombreux poèmes et lettres que lui inspirèrent ses amours font indéniablement partie aujourd’hui encore des plus belles pages de la littérature française. Marie bien évidemment, immortalisée dans “Alcools” : “Vous y dansiez petite fille / Y danserez-vous mère-grand /C’est la maclotte qui sautille / Toutes les cloches sonneront / Quand donc reviendrez-vous Marie…” ou encore “Sous le pont Mirabeau coule la Seine / Et nos amours / Faut-il qu’il m’en souvienne / La joie venait toujours après la peine…”. Mais aussi Lou, celle des “Poèmes à Lou” : “Mon Lou je veux te reparler maintenant de l’Amour / Il monte dans mon cœur comme le soleil sur le jour…”. Ce sont les missives adressées à cette dernière, en prose comme en vers, qu’il nous est actuellement donné d’entendre au Lucernaire, portées par la lumineuse et incandescente Moana Ferré.

Un beau jour de 1914, lors d’un déjeuner à Nice à la fin septembre, Guillaume Apollinaire fait la connaissance d’une jeune femme en tout point fascinante dont il tombe passionnément amoureux dès le premier regard : Louise de Coligny-Châtillon. D’un an sa cadette, la jeune femme est divorcée depuis deux ans du baron de Coudenhove, l’amante d’un autre homme, Gustave Toutaint, et l’une des toutes premières aviatrices françaises. Une femme libre et moderne qui n’hésitera pas à se rendre sur le front pour y soigner les blessés, “spirituelle, sensible, insaisissable, gracieuse et novice aventureuse, frivole et déchaînée” selon les dires de l’écrivain, journaliste et dessinateur André Rouveyre et ami du poète. La jeune femme refuse tout d’abord les avances d’Apollinaire, puis les accepte et se refuse à nouveau, dans un jeu ambigu d’acceptation et de rejet qui rend l’amoureux transi perplexe et désespéré.

Le 6 décembre 1914, Guillaume décide alors de s’engager dans les troupes françaises à Nîmes. Celle qui deviendra alors sa Lou pour toujours l’y rejoint dès le lendemain et s’ensuit une semaine de passion déchaînée. Puis, séparé de sa bien-aimée, Guillaume lui écrira au rythme effréné d’une à deux lettres par jour. Parmi cette correspondance enflammée, qui s’étend de fin septembre 1914 à la mi-février 1915, se trouvent les poèmes que l’on sait. À la caserne, puis sur le front, dans l’horreur des tranchées, Apollinaire idéalise encore davantage cette femme qu’il adore et dont il fait sa Muse, cette étoile qui l’aide à tenir : “Si je ne t’avais pas, si tu n’étais ma constellation, mon étoile polaire, mon guide, je serais sans ressort et me laisserais aller à l’abrutissement inhérent à la vie de caserne.” Et plus loin, alors que les obus pleuvent : “L’étoile nommée p’tit Lou est là qui me regarde avec douceur, peut-être même avec tendresse.”

Sur le petit plateau de la Salle Paradis, un banc côté cour et un écran suspendu côté jardin, tel une immense feuille de papier blanc, sur lequel seront par la suite projetées des compositions picturales. Rien de plus. Le dépouillement le plus total. Entre une belle et grande jeune femme brune, à l’allure élancée, au corps de liane, pieds et bras nus, vêtue simplement d’une longue chemise de nuit à bretelles des plus seyantes dans les tons blanc et écru. Là encore le dépouillement le plus complet. Elle tient dans ses bras des paquets de lettres qu’elle va déplier une à une et lire avec bonheur, ferveur et amour. Quelle femme ne serait pas heureuse et flattée de recevoir de si doux billets ? Moana Ferré incarne une Lou volcanique, tout en puissance, légèreté, sensibilité, joie de vivre et d’être aimée. La palette semble infinie… Les lettres sont dépliées, repliées tels de petits origamis avec lesquels la comédienne s’amuse habilement.

Le banc se recouvre d’une immense feuille de papier blanc qui, telle un drap, le transforme en lit. La femme allongée susurre des mots d’amour à son galant poète qui lui répond en voix-off. Un dialogue tout en sensualité, volupté et érotisme s’installe entre les deux amants. Comme murmurée sur l’oreiller, leur intimité nous est confiée.
Puis le drap-feuille déployé devient une toile blanche sur laquelle la comédienne va, à grands coups de brosse, pinceau et bombe de peinture, représenter le champ de bataille, la forêt dans laquelle se bat son aimé. Alors, tout de noir vêtue, chaussée de gros godillots et les cheveux attachés pour incarner le soldat Apollinaire, Moana Ferré nous dit, à travers les mots de Guillaume, au-delà de la tristesse de la séparation, l’horreur de la guerre et l’angoisse de la mort. Dans la perspective de celle-ci, le poète pense même à mettre la jeune femme à l’abri financièrement : “N’oublie pas surtout les droits d’auteurs sur Alcools. C’est un livre qui dans 4 ou 5 ans rapportera dans les deux mille francs par an”. et aussi : “Lou, si par hasard, tu recevais une nouvelle pas amusante à mon propos – n’en dis rien – comme ça tu pourras rester tranquillement dans mon pigeonnier.”

Ce spectacle est une ode à l’amour et à la poésie. Dans une mise en scène à la fois intelligente et sobre, qui sent bon l’encre et le papier, Christian Pageault a su avec talent mettre en lumière, et tout en les recontextualisant, les mots d’Apollinaire, aidé en cela par l’inventive scénographie d’Isabelle Jobard et la composition musicale de Jean-Michel Trimaille qui fait aussi la part belle à des archives sonores de l’époque. Quant à Moana Ferré, à l’initiative de ce spectacle, elle est tout simplement magnifique. Elle réussit à passer étonnamment d’un personnage d’une grande féminité à un personnage masculin, incarnant tour à tour, comme en deux parties distinctes, Lou, puis Apollinaire. Fascinée par la personnalité de Louise de Coligny-Châtillon et l’amour que lui porta ce grand poète, elle ne fait qu’une avec celle-ci. “Et quand tu seras vieille, ô ma jeune beauté / Lorsque l’hiver viendra après ton bel été / Lorsque mon nom sera répandu sur la terre / En entendant nommer Guillaume Apollinaire / Tu diras « II m’aimait » et t’enorgueilliras.” Il y a fort à parier que, tout comme nous, Guillaume Apollinaire serait tombé sous le charme ce cette Lou-là.

Isabelle Fauvel

“Mon Lou” d’après la correspondance et les “Poèmes à Lou” de Guillaume Apollinaire, avec Moana Ferré, mise en scène de Christian Pageault, au Lucernaire, du 18 avril au 23 juin, du mardi au samedi à 19h.

N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Apollinaire, Poésie, Théâtre. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à Il y a mon cœur qui bat pour toi…

  1. On ne peut passer ici sous silence l’encore récent ouvrage de Jacques Ibanès :
    L’Année d’Apollinaire. 1915, l’amour, la guerre

Les commentaires sont fermés.