Le mur

C’était une nuit noire ébène.  Il était très tard et je n’avais pas encore dîné. Mon estomac m’avait guidé vers Katamachi, un quartier pittoresque de Kanazawa aux rues étroites bordées de petites maisons traditionnelles en bois, souvent transformées en restaurants et izakaya (bars à bière et saké). Je m’étais approché de la vitrine d’un izakaya pour lire la carte. Elle était en japonais mais il y avait quelques photos présentant de menus morceaux de poisson cru. J’hésitais, me demandant s’ils pourraient combler ma faim et plaire à mon palais capricieux.  Peu convaincue, je décidai de continuer mon exploration.  

La ruelle était particulièrement sombre. Absorbée par ma lecture et mon indécision, je n’avais rien entendu venir. En me retournant, j’ai ressenti une sensation étrange presque une peur panique. Un mur de la largeur de la ruelle et haut de deux mètres avançait dans ma direction en émettant un bruit de raclement. Hallucination ? Non, je ne rêvais pas, le mur se rapprochait. Au fur et à mesure de sa progression, particulièrement lente, des formes commençaient à se dessiner : Huit masses imposantes de chair graisseuse boudinée dans des étoffes de coton coloré. C’était un mur de sumos. Huit sumos impavides avançaient côte à côte vers moi. Les cheveux de jais relevés en chignon au-dessus de la tête, ils étaient en yukata (kimono léger), un sac à la main. Ils sortaient des sento (bains publics) tout proches. Leurs tongs raclaient le bitume parce que leurs énormes cuisses les empêchaient de marcher normalement.

C’était la première fois que je croisais des sumos. Les lutteurs étaient d’autant plus impressionnants que leurs visages demeuraient totalement impassibles. Une fois arrivés à ma hauteur, ils ne semblaient pas vouloir se pousser pour me laisser passer. Ils occupaient toute la rue ne laissant aucun interstice sur les côtés où je puisse me plaquer. Je n’en menais pas large et me faisais toute petite.  Faute de pouvoir me frayer  un passage dans ce chevalement de chair humaine inébranlable, j’étais prête à faire demi-tour. Quand, au dernier moment,  l’un des sumos s’était mis de côté. N’osant pas le regarder, j’avais proféré un merci timide à peine audible qui n’avait suscité aucune réaction. Puis, j’avais traversé le mur de sumo à la vitesse de l’éclair de peur qu’il se referme sur moi.

Le mur franchi, je m’étais retournée. Et, le cœur encore battant, j’avais regardé les sumos de dos jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans le lointain.

 

Lottie Brickert

Photo d’ouverture: le château de Kanazawa (©Lottie Brickert)
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2 réponses à Le mur

  1. Catherine Boccaccio dit :

    Très jolie histoire! merci.

  2. Raymond dit :

    Pourtant, ils ont l’air bien sympathiques, les sumos sur la photo…
    Cela eût été dommage de nous priver de la suite des péripéties de Lottie au pays du Soleil Levant !

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