La photo de jeune homme qui sert de tête d’affiche à l’exposition des œuvres de la collection du producteur-réalisateur-exploitant de salles de cinémas Marin Karmitz (réseau des MK2 à Paris) présentée à « la Maison rouge », lieu culturel dédié au contemporain non loin de la place de la Bastille, est tout à fait emblématique. Elle signe à la fois l’universalité de l’œuvre et la tonalité de l’ensemble. Si l’homme de cinéma nous présente quelque quatre cents photographies, peintures, dessins, statues, installations et vidéos, la photographie tient, et de loin, la place d’honneur, en un éblouissant festival noir et blanc.
Le jeune mineur belge, croqué par le photographe allemand Gotthard Schuh (1887-1963) en 1937, beau visage noir de suie tel un masque soulignant la blancheur du sourire crâneur révélant sa condition, fut la première acquisition de Karmitz, il y a près de trente ans. Le titre même de l’exposition, « Étranger résident », est une référence au Lévitique, troisième livre sacré de la Torah, où il est dit : « Mienne est la terre et étrangers et résidents vous êtes auprès de moi. » Une citation d’une actualité évidente, recoupant le destin du collectionneur, né en 1938 à Bucarest dans une famille juive bourgeoise, possédant une fabrique de médicaments vite suspecte pour le nouveau régime fasciste. La famille se réfugie d’abord dans les montagnes, puis alors que Marin atteint neuf ans, s’embarque vers Marseille et s’installe à Nice.
On retrouvera dans l’exposition une autre photo de mineurs tout aussi saisissante, celle de trois générations de mineurs gallois au même masque noir prise par le photographe américain Eugene Smith (1918-1978) à Pittsburg en 1955, que l’on croyait d’un âge révolu, mais qui ravirait mister president Trump, adepte du charbon. Tirage argentique noir et blanc naturellement, comme la grande majorité des photos, comme le cinéma d’avant la couleur. Le collectionneur estime qu’une photo noir et blanc représente « mille films en une image », et nous en sommes avertis dès l’entrée : par une sorte de « coup de génie », le plasticien Christian Boltanski nous fait entrer dans l’espace d’exposition par la projection, sur un rideau, d’une courte scène tournant en boucle où le portier héros du film muet de Murnau, « Le dernier des hommes » (1924), se retrouve dans la porte tournante du Grand Hotel Atlantic.
C’est donc à un film que nous allons assister, les photos et autres ayant fait l’objet d’un montage très soigneux. Une fois la porte de l’hôtel Atlantic franchie, nous sommes accueillis par une pièce maîtresse du photographe hongrois naturalisé américain André Kertesz (1894-1985), sobrement intitulée « New York, East River, 1938 ». Un vieil homme vu de dos, en pardessus et chapeau, assis au bord de l’eau près d’une bitte d’amarrage. Quoi de plus simple ? Deux masses sombres qui s’équilibrent selon une ligne de fuite oblique, de ces clichés dont la valeur universelle saute aux yeux, évoquant un vieux juif déraciné immigré à New York. Suivent quelques clichés sur l’Amérique d’artistes contemporains comme Michael Ackerman et Kara Walker, mais ce sont ceux datés du début du XXème siècle de Lewis Hine (1874-1940) qui me bouleversent : celui de 1909, « Little Orphan Annie in a Pittsburg institution », cette petite fille (ci-dessus) au regard grave avec son grand nœud dans les cheveux, pieds nus sur le plancher nu, sur fond de couloir d’orphelinat vitré désert, tout simplement inoubliable. Un peu plus loin, la même année, un autre de ces enfants dont Hine s’attachera à peindre la condition, un très jeune vendeur de journaux de Newsie, Hartford, qui ne sourit pas plus à l’objectif que la petite orpheline et aussi beau qu’elle, car là est le paradoxe : ces tirages qui ne cherchent pas à flatter leur modèle, au contraire, sont d’une beauté stupéfiante. Aussi beaux que des tableaux de maître, comme le jeune mineur, ce qui pour moi représente le summum ! A eux seuls, ils justifient cette exposition pourtant si abondante. Et pourquoi les clichés modernes ne possèdent-ils pas cette universalité, mystère…
Nous découvrons ensuite un ensemble de témoignages connus sur les communautés juives d’Europe de l’Est du russo-américain Roman Vischniac (1897-1990), qui dans les années 1930, avant la Shoah, prend en quelque sorte la suite des reportages d’Albert Londres sur les « shtetls » de Varsovie et de Prague. Et nous tombons sur un témoignage beaucoup moins connu du lituanien Moï Ver (1904-1995) dévoilant des hommes et des femmes peuplant des kibboutzim d’Europe de l’Est, qui sont pour nous une découverte.
Puis nous sommes un peu étonnés de nous trouver nez à nez avec le plâtre de « L’inconnue de la Seine » signé Man Ray (1890-1976), masque de la noyée de la Seine, demeurée anonyme, chère aux Surréalistes. A chacun d’interpréter la présence, dans cette exposition et à cet endroit, de ce visage aux yeux fermés, suivi d’autres spectres comme ceux de Dieter Appelt (série sur Ezra Pound à Venise) ou Françoise Janicot, ou ces multiples visages montés en fresque d’Antoine d’Agata (1961) lors d’affrontements à Jérusalem en 2000. En face, nous attend un montage de dessins modernes et contemporains très militants, puis nous retrouvons l’auteur du jeune mineur, Gotthard Schuh, auquel une salle entière est consacrée, et à nouveau, un cliché sans pareil, quoique très différent : « Soutiers à Port Saïd, 1938 », tableau très graphique de soutiers à l’œuvre sur les quatre échelles appuyées à un navire, lignes verticales des hommes, plutôt sombres, lignes horizontales du navire blanchi de soleil. Quelque chose qui vous frappe et ne vous lâche pas, sans qu’on sache très bien pourquoi.
Il appartient alors à Alberto Giacometti (1901-1966), avec quelques dessins, de nous mener vers cet étrange couloir plongé dans la pénombre, toujours selon la même scénographie noir et blanc. Suite du film. Sur la gauche, tout du long, il faut poser l’œil dans un petit rond pour découvrir, dans des niches successives, un Miro et diverses antiquités mésoaméricaines parfaitement hiératiques. En face, des découpes lumineuses signalent au sol le seuil des sept « cellules » inspirées, parait-il, par le couvent San Marco de Florence. Dans les trois premières cellules, Marin Karmitz a orchestré des séries complètes d’artistes qu’il juge parfois injustement méconnus, de différentes époques. Dans la première salle consacrée au suédois Christer Strömholm (1918-2002), j’ai retrouvé dans un cliché sobrement intitulé « Nuit, Paris, 1959 », toute la poésie et le mystère des premières photos de New York d’Alfred Stieglitz. Car le noir et blanc produit cette magie des lignes fantomatiques.
La troisième chambre est entièrement consacrée au maître français Jean Dubuffet, mais ses toiles, de matière très plate, se ressemblent beaucoup. J’ai pris la statue d’un visage posé sur une stèle, au centre, pour un Dubuffet, mais il s’agit d’une tête celte de 200-100 ans avant notre ère, tout à fait digne du maître de l’art brut !
D’autres photographes peuplent les murs des chambres suivantes, et au bout du couloir, veillant au recueillement des lieux, un humble intérieur du grand peintre suédois Vilhelm Hammershoi (1864-1916) repose l’œil et l’esprit, en préambule à la troisième partie très mouvementée, faite à nouveau de confrontations de très nombreux artistes d’époques différentes autour de thèmes communs, melting pot un peu trop nourrissant. Signalons des œuvres de Germaine Richier, Jean Fautrier, Christian Boltanski, Annette Messager, et bien sûr, le dernier mot revient à des cinéastes : l’iranien Abbas Kiarostami (« Le goût de la cerise » notamment), dont Karmitz a produit plusieurs films, et l’inclassable Chris Marker, roi du cinéma expérimental, dont le premier long métrage, « La Jetée », constitua en 1962 un coup de tonnerre pour la Nouvelle vague naissante.
Lise Bloch-Morhange
Étranger résident, la collection Marin Karmitz, exposition du 15 octobre 2017 au 21 janvier 2018, la maison rouge, 10 boulevard de la Bastille, Paris.
Magnifique exposition! Avec un coup de coeur, en ce qui me concerne, pour les photographies de Lewis Hine et de Roman Vischniac ainsi que les installations d’Annette Messager ( « Les spectres des couturières ») et de Christian Boltanski
( « Animitas blanc »).
Chère Lise,
je ne dirai rien de mal sur MK, dit « Citizen K » dans la profession, même si j’en ai une grosse envie. Nous pleurons déjà Toto Riina. Nous ne nous attaquerons donc pas au Parrain IV…
Juste une précision : La Jetée de Chris Marker n’est pas un long-métrage… à moins que 28 minutes suffisent pour appeler un court un long !
C’était un « film »… composé uniquement de photos…. Il a été « remakée » par Terry Gilliam pour cette fois un « vrai » mauvais film : « L’armée des douze singes »…
On ne peut d’ailleurs pas dire que Chris Marker est un cinéaste expérimental. Marxiste, oui… avec « Le fond de l’air est rouge »
il n’a pas vraiment joué le jeu du pur documentaire. On a dit qu’il réalisait des « essais filmés ». Voir aussi « Le joli mai » ou « Sans soleil »…
Quant à son appartenance à la NV… Hum… . D’ailleurs, en 1962, cette vaguelette a déjà reflué.
Godard a toujours essayé de fayoter avec Marker, mais ce grand Monsieur, ce cinéaste-voyageur, curieux du monde et des choses de l’esprit, ne mangeait pas de ce pain médiatique-là…
Cher Philippe Person,
certes « La Jetée » dure 28 minutes, mais il figure dans un grand nombre de palmarès de films et non de courts métrages.
Quant à considérer qu’en 1962, la « vaguelette » a déjà reflué, souvenez que c’est Françoise Giroud qui a baptisé « la Nouvelle Vague » dans un article de l’Express en… 1957.
Il est vrai qu’il est difficile de caractériser l’inclassable Chris Marker, en tout cas pour notre génération son œuvre fut un éblouissement.
Une collection qui frappe par sa cohérence. L’arrivée dans la salle « ethno » est un choc: une explosion de couleurs qui demande une nouvelle visite juste pour elle!