Mise en Bièvre

Quand Joris-Karl Huymans se penchait sur le cours de cette vieille rivière parisienne en 1890, il en parlait comme du « plus parfait symbole de la misère féminine exploitée par une grande ville ». Filant la métaphore, il expliquait que dès son arrivée à Paris, la rivière comme « les filles de campagne », était la « proie des racoleurs, spoliée de ses vêtements d’herbes et de ses parures d’arbres ». En cette fin de 19e siècle, le romancier et critique d’art Huymans déplorait déjà le sort de la Bièvre, dans un livre illustré que l’on peut consulter facilement sur le site Gallica ou se le procurer chez un bouquiniste.

On entend parler de temps à autre dans les journaux de cet affluent de la Seine qui prend toujours sa source du côté de Guyancourt dans les Yvelines et qui traversait Paris à ciel ouvert jusqu’au Pont d’Austerlitz. Elle a depuis longtemps été mariée à un collecteur d’égouts mais il serait aujourd’hui question de la faire réapparaître par petits bouts pour des raisons issues d’une moralité complexe. De nos jours emprunter son lit parisien c’est arpenter le macadam et il est vrai qu’il y a toujours quelque chose de triste dans cette ville qu’une haute époque toquée de progrès a étanchéifiée, y compris jusqu’au moindre ruisseau. A l’avènement des chemins de fer, l’assèchement général faisait partie d’une vision tout à la fois hygiénique et rédemptrice. Et qui ressurgit ces dernières années à rebours, puisque plus aucun square n’apparaît désormais sans sa zone humide, ses poissons, ses canards et ses tritons.

Lorsque Huysmans utilisait le mot « jadis », que devrions-nous dire, en 2017?
« Jadis », écrivait-il donc, la Bièvre « avait encore pu garder quelque semblant de gaieté, quelques illusions de site authentique et de vrai ciel ». Avant de fustiger poursuivait-il, les « ingénieurs inutiles » l’ayant « enfermée dans un souterrain, casernée sous une voûte ». Pourtant en 1890, Paris était encore bien rural. On y trayait des vaches, on y entendait le pas des chevaux tirant carrioles et calèches et on y comptait encore des fermes qui ne se prenaient pas pour des établissements à vocation pédagogique.

L’écrivain la racontait sortant du côté de la rue du Pot-au-lait après « les tampons d’égout qui la recouvrent ». Il évoquait même une prairie plantée d’arbres et des « petits étangs granulés de mouches vertes par des lentilles d’eau ». Ce « causeur d’art » comme le dénommait Stéphane Mallarmé, n’avait pas son pareil pour nous restituer un Paris où le bucolique avait encore sa place. Il dépeignait si joliment ce Paris qui disparaissait sous les projets urbains et il faut le bien le dire, les ravages aveugles du Baron Haussmann. Quand on la redécouvre, sa plume n’en est que plus pertinente à l’heure où l’on va construire de nouvelles tours « végétalisées » sur les bords et jusqu’au faîte, dans une ville que l’on ignorait si malade pour qu’on la désignât « résiliente ».

Illustration du livre de Huymans

Les illustrations qui garnissent ce livre nous emmènent sans effort, comme dans un omnibus tiré par des chevaux, dans ce Paris pas si lointain. On y voit notamment un petit pont (image d’ouverture) qui enjambait la Bièvre dans l’actuelle rue Croulebarbe et bordant un chemin de terre. Quand il rédige sa monographie, Huysmans nous fait rêver des vergers dont son regard avait profité, ces vergers où l’on apercevait les « séchoirs des chamoiseurs », c’est à dire ceux qui assouplissaient les peaux, le mot dérivant de l’antilope des montagnes.

Plus loin encore il déploie pour nous l’idée d’un paysage « immobile et blanc », d’une « Venise septentrionale et fantastique » ou d’une inimaginable « Floride noyée dans un duvet d’eiders et de cygnes, d’une cité magique, parée de villas, aux silhouettes dessinées sur le noir de la nuit, en des traits d’argent ».

Il est surprenant de constater combien ce vieil ouvrage est agréable à parcourir. Comment la plume souple, déliée et singulièrement inspirée de ce Joris-Karl Huymans savait si bien réenchanter le passé à l’heure où nos édiles actuels se piquent de « réinventer » la ville dans une effervescence de mots bizarres et à tout le moins dépourvus de poésie.

PHB
(Illustration d’ouverture: La Bièvre rue Croulebarbe en 1830 par Deroy)

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2 réponses à Mise en Bièvre

  1. Paul Dulieu dit :

    Quel plaisir de vous lire ! Cela me met de bonne humeur…

  2. cedro dit :

    Il est amusant de constater la (bonne) contagion de Huysmans sur ce texte, cher Philippe Bonnet, avec notamment l’emploi de l’expression « à rebours » …

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