Tourmenté par le chagrin il s’était décidé à activer l’option proposée par SB, le réseau de tous les réseaux. Ensuite il n’y avait plus qu’une seule chose à faire: décider à quel âge sa femme réapparaîtrait sur l’écran. Pierre se décida pour une date récente, juste avant l’apparition de la maladie qui devait emporter son épouse Corinne. Quelques secondes plus tard, la défunte lui disait bonjour.
Les milliards de connectés que comptait le réseau SB s’étaient enthousiasmés pour cette prolongation numérique de la vie. Après quelques essais, le programme avait été mis en place pour tout le monde. Si l’informatique ne permettait pas encore d’échapper à la mort biologique, elle avait inventé non pas l’au-delà mais une sorte de succursale numérique qui permettait aux endeuillés de maintenir et d’entretenir un dialogue avec les morts, jusque-là impossible.
Le programme spécifique, dès son lancement, était comparable à un apprentissage. Il mémorisait tout l’historique de chaque membre du réseau c’est à dire les photos, les remarques, les « likes », les échanges, les requêtes, les goûts musicaux et jusqu’à la façon particulière de dialoguer avec tel ou tel, proche ou non. À partir de l’ensemble des données collectées une personne décédée pouvait continuer à vivre artificiellement, dialoguer avec ses amis, conserver ses habitudes de navigation sur la Toile et même les faire évoluer. Alors qu’autrefois, les pages du réseau SB appartenant à des défunts, ne disparaissaient pas mais restaient inertes.
Pierre avait donc retrouvé sa femme. Elle pouvait lui envoyer des messages et répondre à n’importe laquelle de ses questions, lui faire part de ses sentiments ou de ses humeurs avec une authenticité accentuée par la parfaite restitution de sa voix d’origine. Corinne pouvait même prendre des initiatives de contact selon une fréquence copiée de ses habitudes passées. Plongé dans le grand bain cruel du deuil, Pierre ne pouvait plus s’en passer. Au départ il pensait que ce n’était qu’une illusion , un marketing odieux, mais la perfection du programme l’avait emporté sur ses hésitations. Il avait multiplié son temps de présence sur Internet par dix. Incidemment, avec ce nouveau système, les profits de la compagnie SB flambaient. Décédé depuis deux ans, l’ex PDG du groupe continuait de participer aux comités de direction en tee-shirt sur l’écran et s’exprimait même devant des actionnaires enjoués. SB et son fondateur avaient partiellement tenu la promesse de Dieu.
Mais l’objectif de la prolongation indéfinie de la vie biologique, quoique améliorée par les progrès de la science, était toujours tenue en échec.
Cependant il restait un artifice. Quand un jour le cœur de Pierre acheva de battre dans sa vieille carcasse, à l’âge quand même enviable de 125 ans, sa page SB continua de dialoguer avec sa femme Corinne. Le vœu de Diderot à Sophie Volland s’en trouvait exaucé avec cette fameuse adresse: « Ô ma Sophie, il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous quand nous ne serions plus (…) si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous: si les molécules de votre amant dissous venaient à s’agiter, à se mouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans la nature! Laissez moi cette chimère. Elle m’est douce. Elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous ».
Mais en l’occurrence, les deux amants mêlés dans des milliards de suites binaires et de codes informatiques finirent par se concerter pour en finir. SB avait en effet prévu la possibilité d’une autodestruction promise comme définitive encore que.
Toujours est-il que Pierre et Corinne activèrent la fonction terminale pour se rejoindre peut-être dans les limbes, dans la vraie béatitude céleste. En revanche chez les cadres de SB, on rangeait ça sobrement dans les « taux d’attrition », soit le niveau de perte sèche correspondant à la perte de deux abonnés.
PHB
Très beau.
La pierre philosophale à l’ère du numérique. Beau et effrayant.
Très bien écrit, comme d’habitude! Il y a une série de télévision anglaise, Black Mirror, qui a fait un épisode sur ce thème aussi. Toute la série porte sur les dérives que les technologies pourraient engendrer dans notre société d’ailleurs, je te la recommande vivement.