Du 28 octobre au 21 novembre 1981, Barbara transforme un chapiteau de cirque à la Porte de Pantin en chaleureuse salle de spectacle – rideaux de velours et moquette rouges, lampions de couleurs – où plus de deux mille personnes viennent chaque soir l’écouter chanter. A cinquante et un ans, au sommet de sa forme et de son talent, l’artiste ne se ménage pas et donne tout à son public. C’est un triomphe et Pantin restera à jamais un événement qui fit basculer Barbara dans la légende. Le soir de la dernière, la chanteuse termina son tour de chant par une chanson qu’elle avait tout spécialement composée en souvenir de cette série de concerts en tout point exceptionnelle, et “Pantin” se terminait ainsi “Pantin, c’est l’heure. Pantin, bonsoir. On recommencera demain. Pantin soleil. Pantin merveille…”. C’est donc tout naturellement Porte de Pantin, à l’emplacement de l’ancien chapiteau, que nous avons de nouveau rendez-vous avec Barbara. Pour les vingt ans de sa disparition, la Philharmonie de Paris lui consacre, jusqu’au 28 janvier, une grande et magnifique exposition. A sa formidable démesure.
Après le très beau film de Mathieu Amalric, sorti en septembre, dans lequel Jeanne-Brigitte-Barbara fait revivre de façon on ne peut plus admirable la singulière dame brune dans un biopic qui n’en est pas un, et avant le tour de chant que Gérard Depardieu consacrera à sa partenaire de “Lily Passion”, la Philharmonie de Paris rend aujourd’hui hommage à Barbara.
Vingt ans déjà… et pourtant elle semble ne nous avoir jamais quittés. C’est le propre des artistes d’être éternels, nous rétorquerez-vous. Dans “A mourir pour mourir”, Barbara chantait “J’aime mieux m’en aller du temps que je suis belle Qu’on ne me voie jamais fanée sous ma dentelle…” C’est ce qu’elle fit le 24 novembre 1997, nous laissant d’elle l’image d’une femme sur qui le temps ne semblait pas avoir prise. Une femme libre et lumineuse, entièrement vouée à son métier et à son public.
A travers une scénographie extrêmement bien conçue – signée, soulignons-le, par deux grands talents du cinéma et de l’opéra, Christian Marti et Antoine Fontaine – dans laquelle le visiteur se sent comme dans un cocon, ainsi que l’aurait très certainement souhaité la chanteuse, le parcours chronologique conçu par la commissaire Clémentine Deroudille nous raconte Barbara au fil de ses chansons et de nombreuses photographies, vidéos d’archives, costumes, accessoires de scène, partitions, correspondances ou même de messages laissés sur des répondeurs téléphoniques que ses amis n’ont jamais eu le courage d’effacer… L’émotion est indéniablement au rendez-vous. A contempler ses pianos noirs, son célèbre tabouret de 72 cm, l’un de ses rocking-chairs, son magnétophone, ou encore l’astucieuse malle qui se transforme en cabine de maquillage et penderie…, on se sent au plus proche de l’artiste, de son quotidien. Son image est partout et sa voix ne nous lâche pas. Elle est là, avec nous.
Dès l’entrée, le ton est donné : le visiteur est accueilli par un très beau portrait de Jean-Pierre Leloir représentant la dame en noir le regard franc, les bras tendus et paumes ouvertes vers son public tandis que sa voix nous fait entendre “Ma plus belle histoire d’amour… c’est vous”. Qu’il soit néophyte ou un fidèle admirateur de la première heure, le visiteur ne pourra qu’être envoûté, enchanté, happé par l’aura rayonnante de la chanteuse et son univers totalement immersif.
En remontant le temps, on découvre donc l’auteur-compositeur-interprète née Monique Andrée Serf le 9 juin 1930 dans le 17ème arrondissement de Paris. Sa jeunesse est marquée par de fréquents déménagements, tout d’abord pour échapper aux huissiers, puis, pendant l’Occupation, pour fuir la traque faite aux juifs par les nazis. Ces souvenirs intimes seront évoqués, en 1968, avec nostalgie dans la chanson “Mon enfance”. En 1940, commence pour elle un terrible calvaire qu’elle n’évoquera qu’avec pudeur. Alors qu’elle a dix ans et demi, son père abuse d’elle. “Un soir, à Tarbes, mon univers bascule dans l’horreur ”, écrit-elle dans ses mémoires inachevés. Le départ définitif du père du foyer en 1949 marque la fin de leurs relations, ce père qu’elle ne reverra pas et auquel elle consacrera l’une de ses plus belles chansons : “Nantes”.
De salle en salle, on suit l’artiste au fil du temps : les cours de chant avec Madame Dusséqué qui la conforte dans son ambition de devenir chanteuse, l’influence d’illustres interprètes qu’elle admire – Yvonne George, Berthe Sylva, Yvette Guilbert, Fréhel, Marie Dubas, Marianne Oswald… et bien sûr Edith Piaf, la révélation –, les débuts difficiles à Bruxelles, où elle devient “Barbara”, au cabaret Le Cheval Blanc qu’elle ouvre avec Claude Sluys, son premier mari, et la pianiste d’origine géorgienne Ethery Rouchadzé, le retour à Paris et les débuts à L’Ecluse en 1954, cabaret dans lequel elle chante régulièrement à partir de 1958, ce qui lui vaut le surnom de “La chanteuse de minuit”… En quelques années, Barbara devient, comme elle le souhaitait, “une femme qui chante”.
Par ailleurs, la chrysalide s’est muée en papillon. D’un physique au départ pas facile, elle fera un atout, sans jamais recourir à la chirurgie esthétique. De grande et plantureuse, aux cheveux longs et bouclés, plutôt mal fagotée, la jeune femme se transforme littéralement et invente son propre style qui sera sa signature à jamais : une longue silhouette fine et élancée, toujours vêtue de noir, les cheveux courts et les paupières ourlées de khôl. “La dame en noir” est née. Et puis, une voix reconnaissable entre mille : mélodieuse, vibrante, théâtrale, à la diction parfaite et s’envolant à merveille dans les aigus… Une voix de cristal.
“Humour, intelligence, charme sont les trois atouts de Barbara” titre, en juillet 1958, le journal Music-Hall. Un portrait de l’artiste que cette exposition met en exergue, une réalité à l’opposé de l’image triste et grave, sombre et mystérieuse, que certains ont pu à tort avoir de la chanteuse et que nombre de ses chansons peuvent attester : “Si la photo est bonne”, “Joyeux Noël”, “Les rapaces”, Elle vendait des p’tits gâteaux”…Même “Le mal de vivre” se termine, avec Barbara, en “joie de vivre”.
Au début de sa carrière, Barbara chante les autres : Brassens et Brel. Petit à petit, elle se produit en vedette anglaise dans de plus grandes salles – à l’époque, rappelons-le, la vedette anglaise passait avant la vedette américaine qui, elle, précédait la star du spectacle–.
Puis, en 1962, suite à sa rupture avec le diplomate Hubert Ballay, elle écrit sa première chanson d’amour “Dis, quand reviendras-tu ?”. Un succès. Désormais Barbara chantera ses propres chansons : “ Ce matin-là”, “Chapeau bas”, “Pierre”, “Au bois de Saint-Amand”, “Je ne sais pas dire”, “Gare de Lyon”, “Madame”, “Du bout des lèvres”, “L’Aigle noir”, “L’homme en habit rouge”…
L’artiste mène une vie de forain, se produisant sur scène jusqu’à trois cents jours par an. Elle se déplace de ville en ville, avec sa fidèle petite équipe, dans sa mythique Mercedes, où elle ne cesse de tricoter… Elle envisage son métier comme une religion, une religion d’amour. En devenant chanteuse, elle dit avoir pris d’une certaine façon le voile. Après le triomphe rencontré à Bobino en 1965, elle écrira pour son public un de ses plus beaux textes “Ma plus belle histoire d’amour… c’est vous”.
Au fil de l’exposition se dessine le portrait d’une femme certes talentueuse et perfectionniste – ça ne se discute pas –, mais aussi terriblement attachante : discrète, généreuse, fidèle, modeste, libre, fantasque et gaie…
Discrète. Discrète sur ses amours – Hubert Ballay, le peintre Luc Simon, l’accordéoniste Roland Romanelli… – et sur ses engagements. On découvre, tout comme dans le film d’Amalric d’ailleurs, son engagement dans la lutte contre le sida, son soutien au combat d’Act Up et de Line Renaud. Loin des projecteurs, elle se rend dans les hôpitaux, va chanter et parler du sida dans les prisons – à la Maison d’arrêt d’Amiens, au Centre pénitentiaire de Marseille, chez les femmes à Fresnes… – amenant avec elle un médecin de l’Institut Pasteur. Elle s’engage également auprès des jeunes autistes, des sans-papiers, des sans-abris et insiste pour mener ses combats en toute discrétion.
Généreuse incontestablement. Invitée à chanter par une admiratrice à Göttingen, devant la gentillesse de ses hôtes, elle prolonge son contrat d’une semaine et leur offre, le dernier soir, une chanson de sa composition. Ce titre deviendra le symbole de la réconciliation franco-allemande, mais restera, pour Barbara, une chanson d’amour avant tout. Après les concerts, malgré la fatigue, elle accorde des séances de dédicace interminables à son public.
Fidèle. Fidèle à ses amis, à ses collaborateurs (musiciens, assistantes…). “Une petite cantate” (1965), est ainsi dédiée à l’une de ses premières pianistes, Liliane Benelli, tuée dans un accident de voiture et “Gauguin” (1990) à Jacques Brel, son ami alors disparu. Par ailleurs, Charley Marouani fut son imprésario pendant plus de trente ans, jusqu’à la fin.
Modeste. Elle s’est toujours refusée à être considérée comme un poète ou une poétesse, considérant qu’elle ne faisait que composer des “petits zinzins”, des chansons qui ne tournaient qu’autour de sa vie, de sa vie de femme, disait-elle.
Libre comme l’héroïne de “Moi, je me balance” que Barbara composa pour le film de Nelly Kaplan “La Fiancée du pirate” ou celle qui, dans “Parce que (je t’aime)”, met librement fin à une romance.
L’exposition, extrêmement riche, ne néglige aucun des aspects de la carrière de Barbara, qu’il s’agisse de ses furtives incursions au cinéma – dans “Franz”, le seul film de Jacques Brel en tant que réalisateur, “L’oiseau rare” de son ami Jean-Claude Brialy ou encore le film ballet de Maurice Béjart “Je suis né à Venise” – ou même son unique expérience théâtrale que fut “Madame”, la comédie musicale écrite par Rémo Forlani. Sans oublier les émissions de variétés de Maritie et Gilbert Carpentier, les tournées à New-York et à Tokyo, les concerts mythiques… Puis le dernier concert à Tours, le dernier disque, une dernière séance de travail dans la jolie maison de Précy-sur-Marne… Et la dernière salle qui nous montre cette terrible couverture de Libération du 26 novembre 1997, un dernier salut… Le visiteur ressort de cette exposition sous le charme comme jamais. Et des mélodies plein la tête. Si mi la ré si mi la ré si sol do fa… La tristesse n’est pas de mise car restent les chansons. Après Pantin 1981, voici Pantin 2017. Chapeau bas ! Alors tous à Pantin, un rendez-vous avec Barbara, ça ne se refuse pas.
Isabelle Fauvel
Exposition “Barbara” à la Philharmonie de Paris, du 13 octobre 2017 au 28 janvier 2018
“Barbara” de Mathieu Amalric (2017) avec Jeanne Balibar dans le rôle-titre
“Depardieu chante Barbara” au Cirque d’Hiver du 7 au 12 novembre 2017
Même si cette exposition est moins riche que celle qui fut consacrée à Brassens, la magie Barbara demeure et nous plonge dans une douce mélancolie. Je signale qu’à la fin de l’exposition on peut trouver une « intégrale » , 22 CD et plus de 390 titres qui nous emmènent du cabaret « L’Ecluse, à l’Olympia, Pantin, en passant par un fabuleux Musicorama en 1968. Tout ça pour 99 euros avec un livret intéressant. Une bonne idée pour Noël.
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