Van Gogh l’a admiré, les Américains le vénèrent et il est adulé au Japon. En France, le peintre Jean-François Millet (1814-1875) fait l’objet d’un malentendu. Avec quelques rares autres artistes, il partage le privilège d’être l’auteur d’une toile immensément célèbre, qui fit partie du quotidien des Français pendant plusieurs décennies. Tout le monde connaît, ou plutôt connaissait (il semblerait que l’œuvre ait beaucoup perdu de sa popularité depuis une vingtaine d’années) son « Angelus », reproduit sur les supports les plus variés.
Paradoxalement, cette popularité, dont le seul équivalent est la Joconde de Léonard de Vinci, a desservi le peintre. Faites l’expérience si vous avez la chance ou la malchance d’être invité dans le dernier salon où l’on cause. Innocemment, citez le tableau comme étant l’un de vos préférés. Vous sentirez une petite gêne. On vous regardera avec un air condescendant, en se pinçant les lèvres. Car il ne faut pas aimer » L’Angelus ». C’est suranné, ringard. Pire que le kitsch. Ces mêmes aristarques qui vous trouvent « mauvais goût » n’ont sans doute pas lu Baudelaire : «Créer un poncif, c’est le génie», écrit le poète des Fleurs du Mal (1857, l’année où Millet commence son « Angelus »). Nous y voilà. Si « L’Angelus » a connu une telle célébrité c’est tout simplement… parce qu’il s’agit, à sa façon, d’un chef-d’œuvre !
Prêté par le musée d’Orsay, le tableau est présent au palais des Beaux-Arts de Lille qui propose une riche rétrospective du peintre normand, la première en France depuis près d’un demi-siècle. Que Millet soir le héraut de la condition paysanne, nul ne le contestera. Lui même revendique le qualificatif de «rustique». Mais si l’artiste nous donne à voir ces hommes et ces femmes de labeur, ce vanneur, ce semeur ou cet extraordinaire homme à la houe dont le visage trahit le harassement, ce n’est pas par simple souci de pittoresque ou d’ethnologie. Il exprime envers ces homme et ces femmes ce qu’on appelle aujourd’hui de l’empathie, mot qui n’existait pas du temps de Millet.
On sera forcément admiratif des « Glaneuses », autre toile importante (ci-contre). Il ne s’agit pas ici de celles d’Orsay, mais du tableau que possède la musée japonais de Kōfu et qui peut sans doute rivaliser avec celui du musée parisien. Visages pratiquement absents, mais trois corps penchés, courbés en deux, comme s’ils voulaient embrasser la terre. Lorsque Millet veut représenter des scènes plus douces, il se tourne vers des scènes familiales. C’est par exemple « La Becquée », acquis par le musée de Lille en 1871, du vivant de Millet. On pense à Maupassant, un autre Normand, contemporain du peintre : «Les ménagères réunissaient leurs mioches pour donner la pâtée comme des gardeurs d’oies assemblent leurs bêtes». Mais Millet prend soin de rajouter à l’arrière-plan un autre personnage, sans doute le père, un homme bêchant son arpent de terre. Il faut bien faire vivre la famille ! L’austérité et la rigueur ne sont pas toujours aussi nettes : le peintre s’intéresse aussi aux personnages solitaires, comme la Gardienne de dindons, ou l’émouvante Femme faisant paître sa vache. Sans doute une métaphore du dénuement, la vache semblant l’unique bien de la jeune femme.
Portraitiste de talent, Millet a également un art très naturel de décrire les saisons. Et si l’on n’était pas encore convaincu de son importance, la deuxième partie de l’exposition, Millet USA sera déterminante. Outre qu’elle permet de vérifier la véracité du vieil adage « nul n’est prophète… », elle constituera pour beaucoup une véritable découverte.
Les États-Unis ont manifesté leur intérêt pour Millet très tôt, du vivant même de l’artiste. L’évocation réaliste et humaniste du monde paysan rappelait le temps des pionniers défrichant les terres vierges, d’autant que les migrants venaient pour la plupart du fin fond des campagnes européennes. L’œuvre de Millet, qui souvent ne fut connue que par des reproductions en noir et blanc , influença également la photographie américaine, avec des artistes comme Dorothea Lange ou Walker Evans.
Du côté des peintres, l’un des grands admirateurs de Millet fut Edward Hopper dont l’œuvre allait connaître en France une très grande popularité, si l’on en juge par le succès de l’exposition qui se tint au Grand Palais, en 2012. Venu en France entre 1906 et 1910, Hopper avait copié des toiles de Millet, en particulier son « Homme à la houe » (l’étude du peintre américain est présentée à Lille). Et il ne serait pas incongru de noter une correspondance singulière entre les deux artistes, l’un décrivant la solitude à la campagne au XIXe siècle et l’autre dans les grandes villes au XXe.
Autre influence mise en évidence, celle sur le cinéma. Dès les années 1920, le cinématographe qui vient d’acquérir, grâce à Canudo, son titre de septième art, glorifie la nature, les grands espaces, le travail des paysans. Il le fait avec un certain romantisme. Plus proche de nous, le film de Terence Malick « Les Moissons du ciel » (prix de la mise en scène à Cannes en 1979) est une sorte de vision nostalgique du paradis perdu. En revoir les images comme cela est proposé à Lille ne peut que convaincre de la filiation avec les tableaux de Millet, bien que ce dernier échappe à la grandiloquence, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités.
Gérard Goutierre
Palais des Beaux-Arts de Lille, jusqu’au 22 janvier 2018.
Tél. 03 20 06 78 00
Pas besoin de guillemets à Canudo… C’est Ricciotto (je ne garantis pas le nombre de « c » et de « t ») Canudo qui a inventé l’expression 7e Art…
Ce « garibaldien », qui à l’instar de Guillaume, s’est engagé pour la France en 1914 animait la revue « Monjoie ! » (pareil, il y a peut-être un « t » à Monjoie, mais ma mémoire n’est pas orthographique..)… Revue dans laquelle, je crois, Apollinaire a fait des apparitions…
Quant à Millet, il vient d’être victime d’un attentat cinématographique avec « Les gardiennes » de Xavier Beauvois, dans lequel Nathalie Baye et sa fifille Laura jouent les glaneuses… La photographie de la pompeuse Caroline Champetier de Ribes cherche à imiter Millet mais n’aboutit qu’à des chromos pour boîtes de chocolat… Enfin, vous verrez quand ça sortira !
Ce n’était pas la peine d’ajouter des guillemets à Canudo et c’est de ma faute merci du repérage. PHB
Curieux que vous ne citiez pas l’exploitation de l’Angelus par Dali…
S’il est quelqu’un qui l’a sorti de l’ombre c’est bien inénarrable Salvador Domingo Felipe Jacinto Dali i Domènech 🙂
Ah cette école de Barbizon dont le nouveau train, depuis Saint Lazard, jeta le long du chemin de fer tous ces peintres montmartrois , découvreurs du paradis des vaches. Et que se racontaient- ils en cuisinant leurs couleurs tout en découvrant les épaules ribaudes des paysannes au labeur ? Des histoires que nul artiste n’avait peint auparavant.
Dali avait ouvert une polémique à propos de l’Angélus de Millet . Si l’Angélus est profondément réaliste, il a eu une postérité essentiellement surréaliste, grâce aux très nombreuses variations sur ce thème réalisées par Dali, plus de 80. « Vos deux paysans là, ils ne prient pas parce que c’est l’heure de prier comme tous les jours ! (…) Ils prient parce qu’ils viennent d’enterrer leur enfant mort ! » Fasciné par l’œuvre, Salvador Dali prétendait que le couple priait sur le cercueil de leur enfant mort-né. En 1963, une radiographie faite par le Louvre à sa demande , caché par d’autres couches de peinture révéla sous le panier un caisson noir pouvant être interprété comme un cercueil d’enfant.
Alors ? Quand on regarde le tableau il apparaît que les paysans sont bien loin du village avec pour seul outil une sarcleuse et un sac peut-être à pommes de terre où sac ayant transporté un corps de môme ?
Un village dont on ne voit que le clocher, mais peut – on entendre d’ici les cloches sonner l’angélus ?