Le musée Soulages de Rodez a osé une audacieuse cohabitation cet été – et jusqu’au 29 octobre : les toiles tout en matières et en densité sombre de Pierre Soulages accueillent un nouveau voisin de palier, Alexander Calder, à l’œuvre tout en fil et luminosité, mariant mobiles joueurs et joyeuses gouaches aux teintes mondrianesques. A première vue, tout pourrait les opposer. Le passage de l’obscur à la lumière s’effectue pourtant dans une parfaite fluidité.
Ci-dessus (Loch Ness/Calder Alexander (1898-1976)/© 2017 Calder Foundation New York / ADAGP, Paris/1953)
Soulages et Calder se connaissaient peu. Ils se sont rencontrés deux fois au cours des années quarante à Paris. Pierre Soulages le raconte dans les témoignages recueillis pour les besoins du livre-catalogue. Soulages, ignorant alors tout de Calder, raconte : «C’était un énorme GI, il était d’ailleurs en costume de GI. (…) Il s’est mis à rire bruyamment et beaucoup. (…) Calder était considéré d’abord comme sculpteur mais déjà je savais que c’était lui qui faisait les Mobiles». Et à Calder qui lui demande ce qu’il fait, Soulages répond qu’il est peintre. Et l’énorme GI qui ne croyait qu’à la sculpture de lui répondre «Alors là, aucune chance !». Soulages déjouera le pronostic.
Dans le projet de «son» musée, Pierre Soulages a souhaité que, aux côtés des salles qui lui sont consacrées, soit ouvert un espace – une immense pièce blanche parallélépipédique – destiné à l’œuvre d’un autre. Et le voisinage est ambitieux : après Picasso en 2016, c’est Calder qui y a pris ses quartiers cette année.
La sculpture que pratique Calder est à l’opposé de tous ceux qui sculptent la matière, ceux qui taillent, qui poncent et qui burinent. Lui saisit les fils de fer, les façonne, les enroule autour du vide et donne ainsi forme à l’espace. Tout en grâce et en légèreté. «I think best in wire» : c’est en fil de fer que je pense le mieux. Telle est la profession de foi de l’artiste. Son cirque bien connu qui ne quitte plus le Whitney Museum en raison de sa fragilité, est subtilement évoqué dans l’exposition de Rodez : des dessins, des maquettes et d’autres «personnages» qui pourraient revendiquer un très proche cousinage avec les dompteurs, les clowns et autres acrobates qui ont habité le Cirque. L’installation de Rodez offre cet immense avantage qu’elle permet d’approcher ces sculptures, aux dimensions modestes, sous différents angles : et en tournant autour de la danseuse ou de Joséphine Baker, les corps et les visages semblent immédiatement s’animer.
Les témoignages, recueillis par le directeur du musée de Rodez, Benoît Decron, attestent que chez Calder son art et sa façon de vivre se mariaient harmonieusement à chaque minute de son existence. Les enfants d’André Breton et André Masson racontent un Calder, gai bonhomme, qui savait comme personne, animer les après-midis et les repas familiaux, sculptant jouets et objets quotidiens. Agnès Varda, alors photographe au milieu des années 50, raconte comment grâce à Jean Vilar, elle a rencontré Calder et a ainsi immortalisé le géant assoupi sous un arbre dans la ville de Sète qui accueillait alors Vilar dans son théâtre de la mer. Une photo qui dit tout de l’engagement complet de l’artiste… y compris dans son sommeil !
Cette façon de raconter un homme aux enthousiasmes multiples, à l’imagination alerte et à l’inventivité d’ingénieur – ce qu’il était – est d’une efficacité parfaitement démontrée dans l’exposition de Rodez, précisément parce que tous ses talents sont rassemblés en un seul espace : ses stabiles, ses mobiles, ses gouaches, ses sculptures en fil de fer, ses maquettes. Cet homme-là avait du génie et de la gaieté dans les mains.
Le soutien actif du Centre Georges Pompidou à l’exposition de Rodez a sans doute constitué un bon argument pour obtenir des prêts de la part de nombreuses institutions et galeries ainsi que de particuliers. Certaines des pièces présentées ne l’avaient pas été depuis près de dix ans. La preuve aussi que depuis son ouverture en 2014, le musée Soulages a acquis une légitimité sur laquelle beaucoup n’auraient pas parié. «Alors là, aucune chance…». Eh bien si.
Marie J
«Calder, forgeron de libellules géantes», Musée Soulages, Rodez (Aveyron). Jusqu’au 29 octobre.
Le titre de l’exposition est inspiré d’un poème d’André Masson, «L’Atelier d’Alexander Calder» qui figure en tête du catalogue.
Les deux illustrations choisies sont d’une grande beauté…
Tous à Rodez !
Calder, le colosse aux doigts de fée… Je me souviens avec nostalgie de la magnifique exposition que le Centre Pompidou lui consacra en 2009. Merci, pour ce bel article.