L’été, c’est bien connu, est propice à la lecture. C’est l’occasion idéale pour relire ses classiques ou combler quelques frustrations littéraires avant le grand rush de la rentrée de septembre – pas moins de 581 titres annoncés par les éditeurs entre mi-août et fin octobre, soit vingt et un de plus que l’année précédente à la même période ! Soyons honnêtes, nous n’en lirons pas même un dixième tant le défi semble impossible à relever. Il était donc grand temps de se plonger dans “Boussole”, le roman très estimé de Mathias Enard, Prix Goncourt 2015, qui vient par ailleurs de paraître ce mois-ci chez Babel, la collection poche des Editions Actes Sud.
“Boussole” est le sixième roman de Mathias Enard. Né en 1972, à Niort, l’écrivain a étudié le persan et l’arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il s’est très vite distingué avec des romans tels que “La perfection du tir” (2003), “Zone” (2008) “Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants ” (2010) ou encore “Rue des Voleurs” (2012). Son roman “Remonter l’Orénoque” (2005) a été adapté au cinéma par Marion Laine en 2012 sous le titre “A cœur ouvert”.
La boussole de Mathias Enard – ou plutôt celle de son narrateur, Franz Ritter –, réplique trafiquée de celle de l’illustre Beethoven reçue en cadeau de Sarah, la femme aimée, n’est pas une boussole ordinaire, loin s’en faut. Truquée, son originalité est de pointer vers l’Est et non vers le Nord, d’indiquer constamment l’axe Est-Ouest. Et c’est là tout le sujet du livre : l’Est, l’Orient. Ce livre est un hymne à l’Orient, un hommage passionné à cette culture riche et puissante avant qu’elle ne soit confrontée à un islam radical et violent. Les djihadistes, par leurs destructions, livrent en réalité une guerre contre l’histoire de l’Islam, nous rappelle Mathias Enard.
D’autres boussoles parcourent cet ouvrage telle celle intégrée au réveil-mosquée en plastique doré du plus grand kitsch de Bilger, un des personnages du roman, pour indiquer la direction de la prière…
La boussole est ici plus qu’un instrument de navigation, une valeur de référence, la direction que chacun donne à sa vie. Et pour les protagonistes de ce livre, elle est tournée inexorablement vers l’Est.
De nos jours, à Vienne, lors d’une nuit d’insomnie, alors qu’il vient d’apprendre qu’il est probablement atteint d’une maladie dégénérative et dans l’attente de résultats médicaux, le musicologue franco-autrichien Franz Ritter se remémore pêle-mêle ses souvenirs. Tels la boussole évoquée précédemment, tous pointent vers l’Orient et Sarah, l’amour de sa vie, son âme-sœur. Sarah, alors au Sarawak, en Malaisie, à l’autre bout du monde, mais à un clic de son ordinateur. Sarah que la soif spirituelle pousse à voyager, à se réfugier dans le bouddhisme, à pratiquer la méditation. Sarah, éprise tout comme lui d’Orient et spécialiste de l’attraction de cet Orient sur les savants, artistes et voyageurs occidentaux qui avaient cherché, comme Pessoa, un “Orient à l’orient de l’Orient.” : “C’est avant l’opium que mon âme est souffrante. / Sentir la vie : convalescence, déclin / Alors je vais chercher dans l’opium qui console / Un Orient à l’orient de l’Orient.”
Vous l’aurez compris, ce livre est aussi et avant tout une magnifique histoire d’amour. L’histoire de Franz et Sarah. L’histoire de Franz et Sarah avec pour lien indéfectible, l’Orient. Comme Balzac qui attendit Mme Hanska pendant quinze ans, Franz attend patiemment que Sarah lui revienne.
La rencontre de Franz et Sarah a pourtant eu lieu en Autriche, quelque dix-sept années plus tôt, à la fin des années 90. Mais pas n’importe où en Autriche : en Styrie, à Hainfield, la demeure du premier grand orientaliste autrichien, Joseph von Hammer-Purgstall, diplomate et traducteur des Contes des mille et une nuits. Alors tous deux étudiants chercheurs, les jeunes gens y assistaient à un colloque sur l’Orient.
Depuis, les deux amis ne se sont jamais réellement quittés, du moins en pensées, et se sont régulièrement retrouvés dans divers coins de la planète : Franz rendant visite à Sarah lorsqu’elle était encore parisienne et la jeune femme allant le saluer à Vienne – Vienne, “Porta Orientis” bien évidemment –, et puis l’Orient où il passèrent de longs séjours ensemble. Dans les années 90, de nombreux centres de recherche occidentaux y étaient installés et les études doctorales ou post doctorales y étaient fort répandues. Pour Franz et Sarah, l’Orient a de tout temps attiré écrivains, peintres, musiciens, aventuriers… Il les a inspirés et a engendré une altérité dans l’art.
Damas, Alep, Téhéran, Bandar Abbas, l’île d’Hormutz… sont les décors dans lesquels prennent place les réminiscences et les rêveries du narrateur comme autant de paysages féeriques et fantasmés. La Syrie, l’Iran, avant que la démence s’empare de ces territoires, qu’y sévissent l’Etat islamique et ses égorgeurs barbus, qu’y soufflent la destruction et la mort. Ainsi le narrateur se remémore-t-il avec nostalgie les moments passés avec son amie : une nuit à la belle étoile dans la vieille forteresse arabe du XVIème siècle Qalat Fakhr ed-Din Ibn Maan, à Palmyre, Palmyre, aujourd’hui détruite et pillée et aux chapiteaux de laquelle les capitales européennes doivent tant ; un séjour à l’Hôtel Baron à Alep où, après l’intimité de Qalat Fakhr ed-Din Ibn Maan, il essuya un refus de Sarah, cet hôtel qui doit sa renommée aux hôtes célèbres qui y ont séjourné : Lawrence d’Arabie, Agatha Christie et Annemarie Schwarzenbach, la Suissesse errante qui fascine tant Sarah ; et puis, des années plus tard, à Téhéran, une nuit d’amour inoubliable après un merveilleux concert des quatrains du poète persan Khayyâm…
Avant que commence cette longue nuit sans sommeil, Franz venait de recevoir un article de son amie sur le vin des morts au Sarawak, un article qui l’avait extrêmement troublé. Le lecteur est alors en droit de se demander si Franz est réellement malade, alors que la terrifiante maladie annoncée n’est pas encore avérée, ou si, comme Schumann autrefois, il a juste “un petit coup de moins bien” causé par sa vie amoureuse ?
Contrairement à Sarah, la nomade, qui ne possède rien, Franz, le sédentaire universitaire, se raccroche à ses précieux bibelots (livres innombrables, photochromies et gravures orientalistes jaunies, partitions originales, disques…), divers objets qui l’entourent comme autant de souvenirs chéris et dont les auteurs peuplent sa vie comme le roman.
Ainsi de nombreuses personnalités émaillent les pages de ce livre : Rückert et Goethe, premiers grands poètes orientalistes allemands, Chateaubriand, inventeur de la littérature de voyage avec “Itinéraire de Paris à Jérusalem”, Victor Hugo et son recueil “Les Orientales”, Balzac qui fréquentait Hammer-Purgstall et écrivit un texte sur l’opium, Loti, Rimbaud, Nerval, Lamartine, Byron, Heinrich Heine, Alois Musil … Lors de ce pèlerinage par la mémoire, les orientalistes occupent une place tout aussi importante que les proches de Franz le solitaire.
L’auteur évoque avec passion et force détails tout aussi bien les philosophes et poètes persans anciens tels Avicenne, Sohrawardi ou Hafez de Chiraz que les auteurs modernes Sadegh Hedayat, Badr Shakir al-Sayyab ou encore Parviz Nâtel-e Khânlari et Ali Shariati.
De par le statut de musicologue de son personnage principal et l’intérêt qu’il porte à la musique iranienne et aux opéras orientaux, il en va de même des musiciens : Mahler, Schumann, Mendelssohn, Beethoven, Berlioz, Béla Bartok le musicien romantique Charles-Valentin Alkan, Halévy le compositeur de “La Juive”, Félicien David, le premier musicien français oriental avec son ode symphonique “Le Désert” ; Giuseppe Donizetti, le frère de Gaetano, introducteur de la musique européenne dans les classes dirigeantes ottomanes.… D’une érudition musicale impressionnante, l’auteur semble les connaître tous et nous conte de nombreuses anecdotes passionnantes sur la vie des uns et des autres.
Le néophyte y apprendra, par exemple, que, tout comme Mozart, Beethoven composa une Marche Turque et que nombreux sont les élèves de Massenet à avoir produit des mélodies de désert ou de caravanes sur des poèmes orientalistes, tel Henri Rabaud avec “Mârouf, savetier du Caire”. On y découvrira également des personnages singuliers tels ce Halil Pasha, curieux collectionneur qui d’Egypte rejoint le corps diplomatique d’Istanbul, acheta “Le bain turc” d’Ingres et passa deux commandes à Courbet : “Sommeil” et “L’origine du monde”, œuvre qui encore aujourd’hui n’a pas perdu son parfum de scandale.
Les femmes ont aussi leur place dans cette énumération de célébrités. De belles aventurières telles Lady Hester Stanhope, la “Circé des Déserts”, Marga d’Andurain, la “reine de Palmyre”, ou encore Gertrude Bell rejoignent soudain Isabelle Eberhardt dans notre imaginaire collectif. Sont tout aussi passionnantes les célèbres femmes d’orientalistes telles Lou Andreas Salomé, Jane Dieulafoy ou encore la poétesse et romancière Lucie Delarue-Mardrus qui fit le récit de ses voyages dans “El Arab, l’Orient que j’ai connu”.
Mais celle qui nous semble de loin la plus attachante d’entre toutes, c’est indéniablement Annemarie Schwarzenbach à laquelle la fascinante Sarah voue un culte sans réserve. Auteur notamment de “La Mort en Perse”, celle-ci partit avec Ella Maillart en 1939, en Ford, pour un voyage d’aventures de Genève à Kaboul, périple que sa compagne relata dans “La Voie cruelle”. Annemarie Schwarzenbach, magnifique androgyne au destin tragique dont tombèrent amoureuses Erika Mann et Carson McCullers.
A travers son étude des Orientalistes, Mathias Enard analyse les images fortes de l’Orient qui ont tant su les séduire : les rêves de la vie coloniale, la vie nomade, le plaisir charnel, les pipes d’opium… Le narrateur a d’ailleurs été initié à l’opium par son ami Faugier. Avant eux, Théophile Gautier, Berlioz, Baudelaire, Heinrich Heine… furent de célèbres opiomanes, ces artistes pour qui l’opium fut plus qu’un savoir-faire traditionnel, un art.
La petite histoire rejoint aussi la grande Histoire. Ainsi lors d’une longue confession, Gilbert de Morgan, le maître de thèse de Sarah, reprend-il indirectement le récit de la Révolution iranienne.
L’érudition des protagonistes est révélatrice de celle de leur créateur et nous ne pouvons que le louer pour son savoir en matière d’orientalisme, de littérature et de musicologie. Cependant, l’accumulation de références pourrait rebuter plus d’un lecteur. Il est, en effet, difficile d’entrer dans ce livre. Mais tout aussi difficile d’en sortir. Une fois sous le charme, le sentiment de ne pas avoir apprécié les premières pages à leur juste valeur, d’être passé à côté de toute une partie de cette somme de connaissances nous a poussés, avouons-le, à en reprendre une nouvelle fois la lecture. Et puis, en se familiarisant avec les personnages fictifs comme réels, l’envie d’en savoir plus soi-même sur l’histoire d’amour légendaire de Majnoun et Leila, aussi puissante dans les mémoires orientales que celle de Tristan et Yseult pour les Occidentaux, de se pencher sur la personnalité d’Annemarie Schwarzenbach, de relire “Siddhartha” ou de découvrir “Le Quatuor d’Alexandrie” de Lawrence Durrell a été la plus forte.
“Boussole” de Mathias Enard, “Porta Orientis” ? Très certainement. Et puis cette histoire d’amour magnifique qui nous plonge dans une profonde mélancolie… A l’e-mail que lui adresse Franz en pleine nuit, Sarah répond au petit matin “Tu me manques”. A trois vers de la chanteuse Barbara qu’elle lui adresse pour lui dire son amour, Franz répondra par quelques lignes du “Voyage en hiver” de Schubert et le livre se refermera sur le mot “espérance”.
Isabelle Fauvel
“Boussole” de Mathias Enard, Prix Goncourt 2015, aux éditions Babel