“ Mon ami Serge a acheté un tableau. C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux. ” Ces phrases d’ouverture, désormais célèbres, de la pièce “Art” de Yasmina Reza, ont fait le tour du monde dans plus d’une trentaine de langues différentes. Aujourd’hui le collectif flamand tg STAN et le collectif néerlandais Dood Paard s’emparent avec gourmandise de ce texte culte. Un spectacle à découvrir à Paris, au Théâtre de la Bastille, à partir du 2 juin.
On ne présente plus l’auteur à succès Yasmina Reza, tout à la fois dramaturge, romancière, essayiste, scénariste, réalisatrice et aussi actrice, qui connut justement la renommée avec sa pièce “Art”. Récipiendaire de nombreux prix, elle reçut encore récemment le Prix Renaudot 2016 pour son roman “Babylone”.
Troisième pièce de Yasmina Reza conçue après “Conversations après un enterrement ” (1987) et “La Traversée de l’hiver” (1990), “Art”, que l’on peut considérer sans aucun doute jusqu’à ce jour comme le chef-d’œuvre théâtral de son auteur, a été créée le 28 octobre 1994 à la Comédie des Champs-Elysées à Paris, dans une mise en scène de Patrice Kerbrat, avec respectivement dans les rôles de Marc, Serge et Yvan : Pierre Vaneck, Fabrice Luchini et Pierre Arditi. Ecrite sur mesure pour ces illustres interprètes, elle connaît aussitôt un succès retentissant et remporte deux Molières en 1995 : celui du meilleur auteur ainsi que celui du meilleur spectacle privé. Les trois comédiens sont également nominés, mais il est sans doute impossible de les départager et le Molière ira à …. Pierre Meyrand pour son interprétation dans “Les affaires sont les affaires”.
De quoi parle la pièce au juste ? Serge invite son ami Marc à découvrir sa nouvelle acquisition dont il n’est pas peu fier : un tableau blanc qu’il vient d’acquérir pour 200 000 Francs. Marc, atterré, ne comprend pas que son ami ait pu dépenser une telle somme pour une “merde blanche” et le lui fait savoir sans ménagement, l’accusant de snobisme et de manque de discernement. Puis il va trouver Yvan, leur ami commun, afin de lui faire part de son incompréhension et avoir son opinion sur cet achat et la personnalité changée lui semble-il de Serge. Yvan, ne voulant blesser personne, se verra pris entre deux feux et, pour finir, taxé unanimement de lâcheté. Cette dispute à propos d’un tableau blanc ira bien au-delà d’un simple questionnement sur l’art contemporain, sa beauté, sa signification, son utilité, sa cotation… La pièce interroge tout autant la valeur réelle de l’amitié que celle de l’art et se joue de la complexité des relations humaines. Les personnalités des trois comparses seront passées au crible et une camaraderie vieille de quinze ans sera mise en péril. Les amis iront jusqu’à se dire leurs quatre vérités sans plus aucune retenue, critiquant la femme de l’un, suggérant à l’autre d’annuler son mariage… Mais toute vérité est-elle bonne à dire ? Après les mots, ils en viendront aux mains…C’est ce que l’on appelle une situation qui dégénère.
Le texte est un petit bijou d’intelligence et de drôlerie. Vingt-trois ans plus tard, il n’a pas pris une ride – il suffit juste de penser en euros et non plus en francs –. “C’est le propre des classiques” dirait Marc.
Pour avoir assisté à sa création, dans un théâtre privé, la curiosité était grande de découvrir ce que ces trublions de collectifs, habitués aux spectacles légèrement décalés, voire totalement hors normes, allaient faire du beau texte de Yasmina Reza, si précis et si joliment ciselé, qui plus est dans un théâtre public habitué, dirons-nous, aux spectacles plus “expérimentaux”. Le décor originel, sobre et bourgeois, d’Edouard Laug, trouverait-il un équivalent chez nos amis flamands et néerlandais pour qui le plateau est souvent synonyme de carnage ? Rappelez-vous “Onomatopée” il n’y a encore pas si longtemps… (Cf. chronique dans Les Soirées de Paris ). En deux mots, cela fonctionnerait-il ou non ? Crierons-nous à la trahison ou au génie ?
Le spectacle est une réussite. Les acteurs Kuno Bakker (Serge), Gillis Biesheuvel (Yvan) et Frank Vercruyssen (Marc) sont tous trois prodigieux. Ils s’approprient les mots de Yasmina Reza avec beaucoup d’intelligence et font de leur accent étranger, qui pourrait passer au premier abord pour un handicap, un véritable atout. Le texte, dit avec le plus grand naturel comme s’il était improvisé – ce qui est une des marques de fabrique de ces deux collectifs – est, en réalité, non seulement débité au cordeau, mais parfaitement articulé, rythmé, respiré, nuancé… On sent qu’il a été travaillé à l’extrême et cette précision est à souligner chez ces comédiens on ne peut plus iconoclastes que l’on a déjà pu voir aller très loin dans l’art de l’improvisation, comme en roue libre. A entendre l’infime différence d’intonation dans une injonction telle que “lis Sénèque”, on pense aussitôt à la subtile écriture de Nathalie Sarraute. Le monologue d’Yvan, quant à lui, est un morceau de bravoure à hurler de rire ! Le sous-texte, à travers un jeu tout en subtilité, est également très présent et participe à cette étude au scalpel des rapports humains et de l’amitié mise à mal.
L’adresse au public, qui est une autre des caractéristiques principales de ces collectifs, s’avère ici non seulement totalement maîtrisée, mais également cadrée, mesurée. La pièce de Yasmina Reza prévoit elle-même des adresses au public. Les tgSTAN et Dood Paard ont ajouté quelques courts dialogues dans le corps du texte, avec l’autorisation exceptionnelle de l’auteur en raison de son admiration pour leur travail. En réalité, ces ajouts n’apportent rien de particulier et n’enlèvent rien non plus à la pièce. Ils maintiennent le lien entre les acteurs et le public et nous rappellent que tout ceci n’est qu’un jeu.
Quant au décor, il s’agit plutôt d’un léger bric-à-brac amené par les comédiens sur un plateau initialement nu et déployé au fil du spectacle. Le décor décrit par Yasmina Reza “Le salon d’un appartement. Un seul décor. Le plus dépouillé, le plus neutre possible. Les scènes se déroulent successivement chez Serge, Yvan et Marc. Rien ne change, sauf l’œuvre de peinture exposée.” devient un plateau où les comédiens restent à vue et jouent dans un carré plus ou moins limité, comme l’initia Peter Brook des décennies auparavant. Ce dispositif évite les entrées et sorties incessantes. L’appartement bourgeois originel ressemble plus ici à un atelier d’artiste foutraque, à un loft où les objets trouveraient leur place à même le sol. Tandis que le public s’installe dans la salle, les comédiens arrivent avec une carriole bâchée comportant leurs divers accessoires et éléments de décor, tels des saltimbanques qui disposeraient de peu de moyens – un message à faire passer concernant les coupes dans leurs subventions et la politique culturelle de leurs pays ? –. La salle reste, par ailleurs, allumée un long moment, ne délimitant ainsi pas de véritable début au spectacle et refusant au spectateur le confort et la passivité de la pénombre. La lumière du plateau, d’autre part, n’a rien d’une lumière scénique. Avec ses néons crus et ses lampes à décharge, elle relève plus du monde industriel que de l’univers artistique, accentuant la violence du propos : une amitié que l’on aurait pensé indéfectible résistera-t-elle à l’achat de ce tableau blanc ?
Les tgSTAN et Dood Paard ont su, tout en gardant leurs signatures qui font leur belle singularité, apporter leur talent et leur complicité à cette ode à l’amitié emprunte tout à la fois d’humour et de cruauté. Le texte de Yasmina Reza en ressort plus beau et plus fort que jamais. A voir !
Isabelle Fauvel
“Art” de Yasmina Reza.
Coproduction tgSTAN et Dood Paard, de et avec Kuno Bakker, Gillis Biesheuvel et Frank Vercruyssen.
Vu à La Scène Watteau de Nogent sur Marne.
Du 2 au 30 juin 2017 au Théâtre de la Bastille.
Pour ceux qui comme moi seraient tentés de voir le spectacle recommandé avec enthousiasme par Isabelle, info complémentaire : les représentations de la 1ere quinzaine de juin sont quasi complètes…
J’y vais vendredi !
Pour rien au monde, je ne manquerai un spectacle des Tg STAN. Comme je ne suis pas le seul, je sais que pour avoir sa place, il faut s’y prendre dès que le programme du Théâtre de la Bastille est annoncé…
J’ai hâte de voir ce qu’ils ont pu faire de la pièce de Yasmina Réza que je n’aime pas beaucoup, comme à peu près tout ce que cette fausse valeur a produit…
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