Albrecht Dürer n’a jamais vu le moindre rhinocéros vivant et pourtant il en a fait le héros d’une étrange gravure devenue célèbre : il transforme les plis de la peau de la bête en armure et dissimule les pattes sous une carapace d’écailles géantes. Ce rhinocéros qui date de 1515 était une première artistique et animalière, dépourvue d’authenticité scientifique. Il fut abondamment copié et il a fasciné et fascine encore de nombreux artistes.
L’histoire, à peu près véridique, est connue dans ses grandes lignes : un ami de Dürer, séjournant à Lisbonne en 1515, aurait fait cette incroyable rencontre avec un rhinocéros tout juste débarqué d’un navire portugais revenant d’Asie. C’était le premier de l’espèce à fouler le sol européen. Un sultan indien aurait souhaité en faire cadeau au roi Manuel 1er. Celui-ci, peu sensible à la grâce incongrue de la bête, aurait décidé d’en faire cadeau au pape Léon X, escomptant que, en retour, le pape touché par l’extraordinaire présent qui lui était fait, l’autoriserait à renflouer ses caisses en imposant l’Église portugaise, supposément assise sur une fortune colossale. Et voici comment notre rhinocéros est de nouveau embarqué, paré de velours et de pampilles dorées, au milieu d’un amas de vaisselle en argent et d’épices en tous genres visant à flatter Sa Sainteté.
Rien n’est épargné au malheureux rhinocéros. La croisière ne se fait pas d’une traite : François Ier, intrigué par l’énormité de la légende qui est parvenue jusqu’à ses oreilles, contraint le convoi naval à faire escale sur l’îlot d’If pour examiner de près cette étrange bête. Puis le navire repart pour une traversée qui doit le mener vers l’Italie. Mais la météo n’est pas conciliante et l’affaire se termine mal : le navire et son étrange chargement affrontent une tempête colossale et c’est le naufrage. Une version romanesque allègue que le cadavre du rhinocéros vient s’échouer sur une plage du côté de Civittavechia, qu’il y est empaillé avant de rejoindre sa destinée pontificale.
De cette épopée, Jean-Bernard Véron a fait un petit livre tout à fait allègre qui tient du docu-fiction : l’écriture y est parfois très journalistique et pourrait relever du reportage « embedded », tant aucun détail de l’épopée navale n’est laissé de côté. Et pourtant, tous ces détails y sont abondamment et drôlement romancés, à commencer par l’histoire d’amour entre le jeune gardien du rhinocéros et sa dulcinée, tous deux embarqués dans l’aventure à la suite d’épisodes imaginaires qui ont tout du conte sirupeux à la mode orientale. Les deux tourtereaux, éperdus d’amour, vivent d’eau pas très fraîche au milieu de matelots tous plus ivres les uns que les autres mais ils ont la bénédiction de Ganesh et le talent flûté qui leur permet de transformer le rhinocéros en matou docile, y compris pour lui intimer l’ordre de préserver la vie d’un éléphanteau qu’on lui offre en martyre.
Le rhinocéros ne sera pas empaillé mais il aura croisé la route d’un commerçant allemand qui en aura fait une esquisse, destinée à servir de modèle à son ami Dürer.
Marie J
« Le rhinocéros de Dürer ». Jean-Bernard Véron. Actes Sud, 159 pages.
Pour lire une autre version romancée des aventures de ce pauvre rhinocéros bien loin de ses eaux africaines, lisez » le rhinocéros du Pape », de Lawrence Norfolk, publié en 1998 chez Grasset. Juste 646 pages assez ébouriffantes! La couverture porte naturellement la gravure de Dürer. Moi, j’ai bien aimé ce voyage étrange à une époque où le monde offrait encore tant de surprises animales. Mais, aujourd’hui, alors que nous sommes si blasés par ce qui nous entoure, nous avons encore bien des surprises extraordinaires qui nous attendent depuis bien longtemps à l’échelle de l’évolution, au fond de nos fosses abyssales des Mariannes ou des Aléoutiennes!!! Alien en version réelle!!! frissons assurés!!