Les règles de la géométrie ne laissent aucun doute, aucune marge de négociation : deux lignes parallèles ne se rencontrent jamais. Alors il doit y avoir une certaine ivresse pour un écrivain à transgresser cette vérité. A fortiori quand il s’agit d’un roman reposant largement sur la puissance et les ambitions contradictoires de la création littéraire et artistique. Ne pas s’y méprendre : sans rien céder à la tentation démonstrative, le second livre de Jessie Burton, « Les filles au lion », est un roman envoûtant qui se déguste page à page (près de 500 tout de même !).
Pour revenir aux lignes parallèles :
Soit Odelle, jeune trinidadienne installée à Londres à l’aube des années soixante, vendeuse dans un magasin de chaussures où elle collecte « la poussière d’orteils », rêvant de littérature, se heurtant quotidiennement à un racisme banal, et qu’un concours de circonstances va transformer en dactylo dans une galerie d’art ;
Soit Olive, jeune bourgeoise londonienne récemment installée avec ses parents dans l’Espagne de 1936 juste avant que n’éclate la Guerre civile, peintre talentueuse, croyant pouvoir défier les règles de son milieu, exaltée par le drame politique qui se noue autour d’elle.
Elles ont le même âge, la même aspiration créatrice et a priori, aucun autre point commun, ni aucune chance de se rencontrer. D’ailleurs elles ne se rencontreront pas. Mais l’histoire d’Odelle sera profondément bouleversée par les événements vécus par Odelle, trente ans plus tôt, dans un pays s’approchant de la guerre.
Odelle écrit mais n’ose rêver de publication. Ses amis l’y encouragent avec insistance, la paralysant plus encore. Londres l’oppresse. Le hasard plonge Odelle dans un univers artistique mondain dont elle ignore les codes et qui ne lui donnent pas forcément envie d’en être. Mais la bobine se déroule : un jeune homme dont elle repousse l’amour parce qu’elle ne sait qu’en faire, débarque avec un mystérieux tableau hérité de sa mère, tout juste décédée ; il va créer un séisme dans la galerie où Odelle travaille. Séisme de microcosme, certes, mais qui va laisser apparaître un fil qui, lentement, remontera jusqu’à la passion tumultueuse d’Olive.
Olive est « The muse », qui donne son titre –tellement plus explicite – à la version originale de ce roman. Olive croit que son époque interdit aux femmes d’avoir du talent et, à l’en croire, son père, galeriste à la peine en raison de ses origines juive et autrichienne, la conforte dans cette conviction. Alors elle choisit de se dissimuler derrière un peintre sans talent, un Espagnol vibrant de passion pour les femmes et la cause républicaine. Dans la marmite politique déjà bouillonnante qu’est l’Espagne au début de l’année 1936, les classes sociales s’observent et se bousculent autant que les idéologies et les passions amicales et amoureuses.
Odelle et Olive ne sont pas, loin de là, les seules protagonistes de ces intrigues emmêlées. Et Jessie Burton a apporté un grand soin à ne considérer aucun de ses personnages comme secondaire. Jessie Burton écrit avec une rigueur et une imagination minutieuses autant que savantes.
Les lecteurs qui s’étaient laissé aspirer par « Miniaturiste », le précédent et premier roman de Jessie Burton, retrouveront avec « Les filles au lion » ce pouvoir qu’a l’auteur de nous engloutir dans une intrigue extrêmement (trop ?) construite, instruite et dense dont les héros sont aussi soignés que les questionnements qui les traversent et les entravent. A la différence de « Miniaturiste » dont l’une des héroïnes muettes était une maison de poupée tout à fait réelle et exposée au Rijskmuseum d’Amsterdam, le tableau « Les filles au lion » dont il est question ici est une fiction. D’autres peintres, Murillo, Goya, Zurbaran, Velasquez…, ont immortalisé la scène du sacrifice des martyres Juste et Rufine, deux sœurs sévillanes qu’un lion avait refusé de dévorer. Mais aucun Isaac Roblès.
Là où pour « Miniaturiste », Jessie Burton avait fait revivre le 17ème siècle puritain des Pays Bas avec un talent inouï, elle s’applique à installer ses filles au lion dans leur époque respective, en convoquant l’Histoire et quelques-uns de ses personnages ayant bel et bien existé, comme le général Queipo de Llano ou, dans un tout autre registre, Peggy Guggenheim et, plus fugacement, Mick Jagger.On pourrait s’y perdre et pourtant on s’y love, avançant prudemment dans le livre, de peur qu’il ne déçoive ou, au contraire, s’achève trop vite. On le referme en se demandant à qui on va l’offrir…
Marie J
« Les filles au lion », Jessie Burton. Editions Gallimard, 490 p. Traduction Jean Esch.
« Miniaturiste » vient de sortir en Folio n°6273.