L’appel du muezzin vient déchirer le ciel à la tombée de la nuit. Bruits de rue sous mes fenêtres. Des passants s’apostrophent, des enfants piaillent joyeusement. Leurs rires disparaissent sous le vrombissement poussif des dernières voitures. Petit à petit la circulation tarit. Claquement rythmé des talons qui martèlent le trottoir, les piétons accélèrent le pas, pressés de rentrer avant le couvre-feu.
Grincement caractéristique des rideaux métalliques qui tombent. Les commerces ferment. Encore une moto pétaradante, une seconde. Puis, plus rien. Un silence angoissant s’installe dans la nuit bleu marine. Seule animation de cette rue triste, les lumières aux fenêtres. Elles s’éteignent d’emblée. L’électricité est coupée, le couvre-feu a commencé. Il ne reste plus rien à faire sinon se coucher dans une pièce glacée aux murs talés par l’humidité.
Le côté de la grande artère où se trouve mon hôtel est occupé en partie par un chantier de construction en friche. Un terrain vague le jouxte en contrebas. Périodiquement des matériaux y sont entreposés. Dans ce quartier périphérique de Konya, au sud-est de la Turquie, les fonds prévus pour désengorger le centre – en rendant les zones populaires éloignées plus attrayantes – se sont évaporés. L’hôtel dans lequel j’habite n’a jamais été terminé. La brique est crue, l’escalier ne dépasse pas le premier des trois étages. L’hôtelier était ambitieux : il avait prévu un emplacement dans chaque chambre pour installer la climatisation. Faute de moyens, le trou n’a pas été comblé. Chambre courant d’air, chambre caisse de résonance, j’entends le moindre pas sous mes fenêtres.
Trois heures du matin. La nuit est toujours bleu marine. Le roulement du chariot, presque imperceptible, me réveille à la même heure depuis trois jours. Une fois de plus, l’homme a osé braver le couvre-feu. Au crissement délicat des roues sur le chemin semé de gros cailloux, je devine que la carriole est sur le plat. Tout à coup, les pierres roulent. Un bruit métallique strident retentit. La carriole s’emballe dans la pente qui mène au terrain vague en contrebas. « Hu ha, hu ha », la voix de l’homme tente d’arrêter l’âne dans son élan. « Hu ha, hu ha », la voix n’ose s’élever de peur d’éveiller l’attention et l’âne poursuit sa course. Cinglement sinistre du fouet sur le flanc de l’animal. L’âne s’assagit. Les roues dévalent maintenant la pente en douceur. Le véhicule s’immobilise dans le terrain vague en contrebas. Je m’assoupis.
« Toc, toc, toc ». Le bruit mat des briques qui s’entrechoquent en venant remplir le charriot me réveille. « Toc, toc, toc », le clappement s’intensifie, le rythme s’accélère. L’homme est en train de voler le restant du stock de briques entreposé sur le terrain vague. L’entrechoquement des briques cesse, la benne est pleine. Le voleur s’apprête à faire demi-tour. Au moment où la carriole amorce la pente, les pierres roulent et viennent se fracasser en contrebas. Puis, on n’entend plus rien. L’âne s’est arrêté dans la côte. Le chargement est trop lourd, il refuse de continuer. Cinglement sinistre du fouet sur le flanc de l’animal. La carriole ripe, les pierres dégringolent de plus belle. Nouveau coup de fouet, l’âne se met à braire tout son content. Les coups pleuvent, l’homme furieux s’acharne pour le faire taire. La carriole ripe à nouveau avant de débouler la pente. Après plusieurs tonneaux, elle s’écrase avec son chargement contre un muret en contrebas. L’âne ne brait plus, écrasé sous les briques. Le silence est revenu dans la nuit bleu marine.
Lottie Brickert
(L’illustration d’ouverture représente Mevlana Medressi, Konya ©Lottie Brickert)
Belle fiction (?)
Merci pour cet écrit qui me serre le cœur!
J’ai tant aimé me balader dans ce si beau et accueillant pays avec mon épouse et des amis.
Hélas nous n’irons plus.
Merci pour votre commentaire.
Vous avez raison, c’est une histoire vécue, devenue fiction après écriture.
Je me joins à vos regrets. Il y a tant de pays que nous avons aimés où nous n’irons plus.
Bien belles ilustrations pour ce texte épuré. S
Et beau talent d’illustratrice !
Très joli dessin ! Un talent de plus dévoilé. Quant à la Turquie, je frémis plutôt à l’idée que tu te sois aventurée là-bas actuellement. Mais c’est peut-être moi qui suis trop frileux ?!
C’était en 1972, nous étions deux filles et trois garçons partis d’Auvergne jusqu’à Istanbul puis Bursa, Izmir, Ankara en passant par Antalya dans un de ces vieux minibus de l’époque… La ville sainte de Konya nous marqua, pureté des lignes, regards feutrés et rigueur de l’hôtelier qui logea les filles au dernier étage, loin des garçons, serrures cadenassées jusqu’au matin. Il n’ y avait pas de couvre feu mais au soir un atmosphère étrange enveloppait la ville, faite de silences et de suspens. quelque chose comme la nuit bleu marine? J’ai aimé ton texte Lottie et retrouver les traits précis de tes illustrations.
Hélène D