C’est l’une de ces ritournelles auxquelles on ne prête pas forcément attention, mais qui entrent dans l’oreille et ne vous lâchent plus pendant toute une journée. Comme tous les succès populaires, on en ignore souvent le titre, on n’en connaît pas l’auteur, et ce sont des bribes approximatives des paroles qu’on chantonne presque malgré soi. Cette chansonnette qui connut ses jours de gloire il y a vingt ans était fort reconnaissable par l’accent anglo-américain de l’interprète, accent qui contribua sans doute au succès. Il s’agissait de China Forbes et du groupe « Pink Martini » dont le titre « Je ne veux pas travailler » dans l’album « Sympathique », gagna une victoire de la Musique en 1997 et fit à peu près le tour du monde, se vendant à près d’un million d’exemplaires.
C’est toujours avec un étonnement doublé de scepticisme que l’on apprend que les paroles proviennent en partie d’un court poème d’Apollinaire, publié pour la première fois le 15 avril 1914 dans la revue d’avant-garde éditée à Florence “Lacerba“. Sous le titre « Hôtel », elle fait partie du cycle intitulé « Banalités », regroupant six poèmes dans le même esprit que les « Quelconqueries » (le titre est explicite) qu’il publiera le mois suivant dans la même revue. En voici le texte intégral :
Ma chambre a la forme d’une cage
Le soleil passe son bras par la fenêtre
Mais moi qui veux fumer pour faire des mirages
J’allume au feu du jour ma cigarette
Je ne veux pas travailler — je veux fumer.
Les Pink Martini, pour servir leur cause, ont modifié et développé le poème pour en faire une chansonnette pleine de charme qu’ils qualifient eux-mêmes de « sweet french cliché »:
Ma chambre a la forme d’une cage
Le soleil passe son bras par la fenêtre
Les chasseurs à ma porte
Comme les p’tits soldats
Qui veulent me prendre
Je ne veux pas travailler
Je ne veux pas déjeuner
Je veux seulement l’oublier
Et puis je fume
(etc)
Les « Banalités“ ne comptent peut-être pas parmi les œuvres majeures d’Apollinaire, mais leur ton particulier séduisit Francis Poulenc, dont les affinités artistiques avec Apollinaire se manifestèrent très tôt (dès 1919, il mettait en musique Le Bestiaire). En 1940, le compositeur retenait « Hôtel », qui devint une rêverie nonchalante, figurant fréquemment aujourd’hui au programme des récitals de mélodies françaises.
On peut être intrigué par ce désir de fumer manifesté de façon aussi… paresseuse par le poète. A notre connaissance, aucune étude approfondie n’a été menée sur les rapports d’Apollinaire au tabac. L’iconographie, relativement importante, nous le montre souvent avec une pipe. Dans la célèbre photo prise dans l’atelier de Picasso en 1910 et reproduite en couverture de la biographie de Laurence Campa, chez Gallimard, Apollinaire fume une pipe de type hollandais, au long tuyau droit, vraisemblablement en céramique ou terre cuite. Dans les dessins que firent de lui Vlaminck (au restaurant Watrin, vers 1910), Metzinger (1911), Marcoussis (1912), Larionov (en 1914 au Café de Flore) et même Marcel Duchamp (en 1912, à Etival), le poète a toujours la bouffarde au bec. Les dessins de Picasso le montrent très fréquemment soit avec une pipe soit avec une cigarette. Dans l’une des plus célèbres caricatures, datant de 1905, où le visage est carrément en forme de poire, Apollinaire est représenté avec une petite moustache frisée, au dessus d’une fine bouche mordant un fume-cigarette. C’est également avec une cigarette qu’Apollinaire promène un chien (celui de maman Angelica ?) lorsqu’il travaillait dans une banque. Au dessus du dessin, l’ami Pablo demande à Guillaume : « Je ne te vois plus. Tu es mort ? » . Dans le portrait-charge où le poète a revêtu un habit d’académicien, le peintre a pris soin de mettre la pipe…sur l’oreille de l’écrivain, lui permettant ainsi de lire son discours !
Le thème du tabac, et surtout de la fumée, n’est pas rare dans la poésie d’Apollinaire. Citons simplement Fagnes de Wallonie, que Poulenc a également mis en musique, publié dans la revue Nord-Sud en août 1917 :
« Ma pipe essayait de faire des nuages / Au ciel / Qui restait pur obstinément »
La cigarette a également donné lieu à quelques jolis calligrammes publiés dans le recueil de 1918 : Fumées (« Et je fume du tabac de Zone ») et Paysage » (un cigare allumé qui fume ») a côté d’une maison et d’un arbrisseau, représentés également de façon calligrammatique.
La correspondance nous fournit parfois d’intéressants renseignements sur les habitudes du fumeur Apollinaire. Dans une lettre adressée à Lou en mai 1915, il la remercie des cigarettes qu’elle lui a fait parvenir. Quelques mois plus tard, le 18 janvier 1916, Apollinaire (qui rentrait alors de sa permission passée à Oran) remerciait sa marraine de guerre, Jeanne -Yves Blanc, du colis reçu pour la nouvelle année : « Les cigarettes et les cigares sont excellents, ce sont également, ou plutôt c’étaient, mes cigarettes favorites ». Longtemps près, en 1954, dans une lettre adressée au critique d’art Anatol Jakovsky (auteur entre autres d’une « Epopée du tabac »), Jeanne se souvint de la marque de ces cigarettes préférées : il s’agissait de Camel. « Voilà un point d’histoire… des tabacs » concluait malicieusement la marraine de guerre, qui n’avait rencontré qu’une seule fois son filleul.
Gérard Goutierre
Merci de rappeler qu’Apollinaire était fumeur. Mais fumait-il encore après sa blessure, après les gaz qui avaient affaibli ses poumons, après sa congestion pulmonaire de janvier 18? Sur la photo de la terrasse du 202 en 1918 il semble avoir une cigarette à la bouche. Ce n’était pas raisonnable. C’est le tabac qui l’a tué!
Très intéressant article! Mais je viens d’arrêter de fumer, et je souffre!
Que j’aime tes articles si bien écrits, pleins d’humour -quand il le faut- et, parfois, comme celui-ci avec petit cadeau inclus: la vidéo de Pink Martini. Merci, Gérard Goutière.
Bonjour et merci pour ces lignes dignes du plus grand intérêt. Je « force », non, j’oblige mes élèves à connaître le « contre-champ » des chansons, leur histoire, le contexte au moins.
Il se trouve que cette chanson, que j’ai découverte quand elle est sortie par Pink Martini, est présentée régulièrement sur Youtube avec la mention « Edith Piaf ». Je n’ai trouvé aucune trace ni sir aucun site spécialisé, ni sur le site de la SACEM faisant mention d’Edith Piaf comme auteur, compositeur ou interpète. Tous les enregistrements nous font entendre une tout autre voix que celle de notre moineau. Auriez-vous des éléments différents, supplémentaires, complémentaires à mes conclusions ? Pour moi, c’est une espèce de nouvelles de faquin, une fake-news, comme ils disent … Je vous remercie d’avance.
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