« Bajazet »: le charme racinien en pays ottoman

Après “Britannicus”, mis en scène par Stéphane Braunschweig la saison passée Salle Richelieu (1), voici Racine (1639-1699) de nouveau dans la Maison de Molière, au Vieux-Colombier cette fois-ci, avec “Bajazet”.
Ecrite en 1672, trois ans après “Britannicus”, cette pièce est la quatrième des sept grandes tragédies raciniennes et très certainement la moins connue ou, tout du moins, la moins représentée. Sujet ni grec, ni romain, “Bajazet” a la singularité de se dérouler dans l’empire ottoman et d’être une pièce “moderne” pour son époque, c’est-à-dire que l’histoire contée est quasi contemporaine de son auteur. “Quoique le sujet de cette Tragédie ne soit encore dans aucune Histoire imprimée, il est pourtant très véritable. C’est une aventure arrivée dans le Sérail, il n’y a pas plus de trente ans.” explique le dramaturge dans sa première préface.
Hormis ce décalage dans l’espace, le spectateur y retrouve les atermoiements du cœur humain chers à l’auteur et des thèmes intemporels déjà présents dans “Britannicus” : intrigues politiques, manigances, exactions et trahisons, mais aussi des sentiments aussi forts que l’amour passionnel et le désir de vengeance. Le spectateur du XXIème siècle est tout autant en terrain connu que celui du XVIIème siècle.

Eric Ruf, l’administrateur de l’illustre Maison, signe ici la mise en scène et la scénographie, toutes deux remarquables. Avec cette pièce, le sociétaire honoraire s’attaque à un répertoire familier dans lequel il excelle, celui de la tragédie classique française. Lui-même joua le rôle-titre de “Bajazet”, sur ce même plateau, dans une mise en scène d’Eric Vigner, au cours de la saison 1994/1995. Par ailleurs, on se souvient avec émotion de ses remarquables interprétations d’Hippolyte dans “Phèdre” mise en scène par Patrice Chéreau au Théâtre de l’Europe en 2003, aux côtés de la merveilleuse Dominique Blanc, et de celle de Pyrrhus dans “Andromaque” mise en scène par Muriel Mayette-Holtz, Salle Richelieu.

L’intrigue de “Bajazet” est assez complexe. Il y est question d’une guerre lointaine, d’un sultan toujours absent, de luttes de pouvoir, de traîtrises, de feintes et aussi… de beaucoup d’amour. La pièce débute au milieu d’une crise qui perdure depuis plusieurs mois déjà et que le grand vizir Acomat (Denis Podalydès) nous explique, dès la première scène, dans son adresse à Osmin (Alain Lenglet). Comme souvent chez Racine, le spectateur a le sentiment de prendre le train en route, mais c’est toujours pour mieux entrer dans l’histoire ensuite. Et si “Andromaque” peut se résumer, comme le suggéra intelligemment le Collectif La Palmera, d’une simple phrase : “c’est l’histoire d’Oreste qui aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector qui est… mort”, on pourrait suivre leur exemple et dire de “Bajazet”, “c’est l’histoire du sultan Amurat qui aime Roxane, sa favorite, qui aime le frère de celui-ci, Bajazet, qui aime Atalide, dont il est aimé en retour, alors qu’il doit feindre d’aimer Roxane pour rester en vie”. C’est déjà un peu plus compliqué…

Scène de « Bajazet » ©Vincent Pontet

Eric Ruf a voulu une scénographie à la fois sobre et majestueuse qui se marie à merveille à la règle des trois unités de la tragédie classique : l’unité de lieu, de temps et d’action. Pour représenter le sérail où se déroule l’histoire de “Bajazet”, lieu d’enfermement par excellence, empli de mystères et de secrets, interdit a priori aux hommes, le metteur en scène a peuplé le plateau d’imposantes armoires anciennes et… d’innombrables paires de chaussures féminines très stylisées. “J’aime ce que racontent les armoires, elles transportent des histoires, ont vu des générations d’adolescentes pleurer sur leurs flancs, laissent supposer à chaque femme une vie secrète.” confie le scénographe. Le tout est du plus bel effet, impressionnant et sensuel à la fois.
Au cours d’une scène muette et musicale se jouant dans une semi-pénombre, tel un ballet chorégraphié, les chaussures seront rangées dans des armoires. Tout au long du spectacle, de longues robes blanches entreront et sortiront de ces meubles mystérieux…

L’action de “Bajazet”, nous l’avons dit, se déroule dans un sérail, lieu où les femmes sont reines. Le metteur en scène les a sublimées et mises à l’honneur. Les comédiennes sont d’une beauté étourdissante, vêtues de costumes qui relèvent le défi d’être à la fois simples et d’une grande élégance, sans ornement, ni artifice. Leur entrée sur scène semble comme sortie d’un rêve : elles apparaissent toutes les quatre dans un bel ensemble, d’un pas léger et silencieux, silhouettes minces et élancées habillées de robes allant du blanc au crème, symboles de pureté, cheveux défaits, d’une délicatesse et d’une grâce fragiles. Il est impossible ensuite de les quitter des yeux.

Plus loin dans le cours de l’action, lorsque les passions seront au summum de leur paroxysme, le blanc sera remplacé par le rouge et les deux rivales que sont Roxane (Clotilde de Bayser) et Atalide (Rebecca Marder) porteront toutes deux une robe de velours grenat identique, au décolleté plongeant, telles deux femmes en miroir éprises du même homme.

Scène de « Bajazet » ©Vincent Pontet

Si les comédiennes sont en tout point remarquables, les comédiens – avec Laurent Natrella dans le rôle-titre –, bien qu’en deuxième plan dans cette histoire, ne sont pas en reste.
Tous, habitués au répertoire classique, disent le vers racinien avec le plus grand naturel et c’est un bonheur de goûter à la beauté des alexandrins.

On l’aura compris, ce très beau spectacle est une ode à la femme et aux passions humaines. Nous vous incitons vivement à le découvrir. N’entre pas si aisément qui veut dans un harem…

Isabelle Fauvel

“Bajazet” de Jean Racine, du 5 avril au 7 mai 2017 à la Comédie-Française, Salle du Vieux-Colombier. Mise en scène et scénographie d’Eric Ruf, avec Alain Lenglet (Osmin), Denis Podalydès (Acomat), Clotilde de Bayser (Roxane), Laurent Natrella (Bajazet), Anna Cervinka (Zaïre), Rebecca Marder (Atalide) et Cécile Bouillot (Zatime).

(1) L’article sur Britannicus la saison passée

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